Le plastique rend homosexuel” ou les pouvoirs sociaux de la matière

Dans cette sec­tion (“Comptes ren­dus”), je le rap­pelle : des arti­cles de col­lègues sci­en­tifiques récents, qui m’in­ter­pel­lent ; par­fois au-delà de mes sujets et de mes intérêts pre­miers (lec­ture, écri­t­ure, cul­tures numériques, lit­téra­ture). Signe que je me déplace douce­ment vers ce qui m’habite et m’ap­pelle. À terme, peut-être, des vidéos : dire autrement la recherche, sans être scrip­to­cen­tré.

L’ar­ti­cle dont je pro­pose aujour­d’hui la lec­ture vient tout juste d’être pub­lié dans une revue impor­tante (Amer­i­can Anthro­pol­o­gist) sous le titre : “Pan­ics over Plas­tics: A Mat­ter of Belong­ing in Kenya”. Ecrit par un jeune enseignant-chercheur d’Har­vard, George Paul Meiu, il traite de manière orig­i­nale des rela­tions entre le plastique…et les iné­gal­ités qu’il engen­dre au Kenya. En cela, il s’in­scrit dans l’ap­proche anthro­pologique et sociale des sci­ences et des tech­niques qui pro­duit, lorsqu’elle est com­binée aux cul­tur­al stud­ies, de puis­sants travaux.

Nous mangeons aussi des valeurs

Nous n’avons pas idée des pou­voirs du plas­tique sur nos rou­tines, sur notre per­cep­tion de l’e­space et du temps.

À Nantes, où je vis main­tenant, il y a cette épicerie en vrac (Ö Bocal), sans plas­tique, où l’on vient avec ses pro­pres bocaux (qu’on peut aus­si acheter sur place). Ren­tr­er, com­pren­dre le fonc­tion­nement, pren­dre un bocal, le peser, se diriger vers un ali­ment, inté­gr­er la bonne quan­tité, peser, viss­er, se diriger vers un autre ali­ment, avec un autre bocal, aller en caisse, atten­dre la pesée, puis l’autre pesée…Tout y est plus lent. À l’in­verse, le choix d’une bar­quette sous plas­tique, anticipée pour nous, rapi­de­ment inté­grée au cadi, per­met, en caisse, de gér­er l’af­flux, le temps, donc le ren­de­ment. Ce n’est pas la même expéri­ence de l’e­space, du temps et de la con­som­ma­tion.

C’est la rai­son pour laque­lle le site d’Ô Bocal s’ac­com­pa­gne inévitable­ment d’un vocab­u­laire axi­ologique (“vrai mode de vie”, “con­vivi­al­ité”, etc.) : nous man­geons tou­jours des valeurs, en plus des ali­ments, comme l’avait déjà bien mon­tré Barthes dans ses Mytholo­gies.

Le plastique

Ses maux : riz et homosexualité

Déplacée sur un autre ter­rain, le Kenya, cette petite obser­va­tion prend une autre ampleur : le plas­tique cristallise des rela­tions et des ten­sions raciales, hégé­moniques, sociales, dis­cur­sives.

Pour le com­pren­dre, l’ar­ti­cle de George Paul Meiu présente la sit­u­a­tion poli­tique actuelle : en Afrique, la Chine investit mas­sive­ment depuis une décen­nie et notam­ment au Key­nia, où elle est de plus en plus en chargée des infra­struc­tures : elle rem­plit ici un rôle insti­tu­tion­nel, par­fois à la place de l’é­tat. Cette sub­sti­tu­tion s’est accom­pa­g­née de rumeurs, ren­dues pos­si­bles par une poli­tique anti-plas­tique dans le pays : légitime­ment accusé de nom­breux maux, le plas­tique catal­yse aujour­d’hui de vives ten­sions.

L’au­teur de l’ar­ti­cle donne d’en­trée plusieurs exem­ples de ces ten­sions et rumeurs liées au plas­tique :

  • le riz, soi-dis­ant importé de Chine, aurait les pri­or­ités nutri­tives et qual­i­ta­tives de ce pays, pré­cisé­ment assim­ilées au plas­tique ;
  • l’ho­mo­sex­u­al­ité, que les poli­tiques soupçon­nent d’avoir été importée par les étrangers, serait une sorte d’opéra­tions chim­iques liées au plas­tique : les micro-par­tic­ules dans l’eau trans­formeraient la nature véri­ta­ble des Kényans. Ces assim­i­la­tions feraient sourire si elles n’avaient pas été suiv­ies de répres­sions : le plas­tique et l’ho­mo­sex­u­al­ité sont aujour­d’hui inter­dits, pris dans une his­toire com­mune.

Tout l’en­jeu du tra­vail de George Paul Meiu est de com­pren­dre cette intri­ca­tion com­plexe, qui mêle de la matière, du poli­tique, du social, du racial, du dis­cur­sif, de l’his­toire, de la géo­gra­phie.

Une matière métamorphique

Selon l’au­teur, qui s’ap­puie ici sur une chercheuse anglo-sax­onne (Heather Davis1“Imperceptibility and Accu­mu­la­tion: Polit­i­cal Strate­gies of Plas­tic”, Cam­era Obscu­ra: Fem­i­nism, Cul­ture, and Media Stud­ies, 31, 2016, p. 187‑193.) et Barthes, le plas­tique a des pro­priétés qui le ren­dent sus­pect, d’un point de vue poli­tique et iden­ti­taire : il peut pren­dre toutes les formes, jusqu’à devenir invis­i­ble ; il défie nos pro­to­coles d’ob­ser­va­tion et d’analyse.

C’est pourquoi il peut se prêter à des trans­ferts énon­ci­at­ifs et phénomé­naux : puisqu’il peut se méta­mor­phoser, infil­tr­er les corps, les trans­former de l’in­térieur, pourquoi n’au­rait-il pas des effets sur la sex­u­al­ité des gens et leur soi-dis­ant nature ?

Un stigmate

Ces trans­ferts dans les deux sens ne peu­vent cepen­dant pas se com­pren­dre sans le con­texte poli­tique, région­al et his­torique du pays : comme le mon­tre l’au­teur de l’ar­ti­cle, le Kenya est soumis depuis 40 ans à des trans­for­ma­tions qui frag­ilisent sa pop­u­la­tion et son sen­ti­ment de maîtris­er encore son his­toire. D’où l’ex­pres­sion d’un repli iden­ti­taire, d’une exclu­sion de la main­mise étrangère, d’une volon­té de sou­veraineté nationale, religieuse et eth­nique.

Dans ces con­di­tions, le plas­tique sert des intérêts poli­tiques : il per­met de dis­tinguer les étrangers des autres ; il four­nit, dans l’e­space social, un critère d’ob­ser­va­tion et d’ex­clu­sion éventuelle, si l’in­di­vidu y cor­re­spond. En cela, le plas­tique est un stig­mate qui peut se prêter à dif­férentes straté­gies (le cacher, le revendi­quer, etc.)

Un devenir mutuel

George Paul Meiu insiste cepen­dant sur un point : il n’ex­iste pas de rela­tion causale, déter­min­iste, entre le plas­tique et les pro­priétés qu’on lui prête. À par­tir d’un con­cept emprun­té à un anthro­po­logue (William Maz­zarel­la), la “réso­nance constitutive”2William Maz­zarel­la, The Mana of Mass Soci­ety, Uni­ver­si­ty of Chica­go Press, 2017., il cherche plutôt à mon­tr­er com­ment s’éla­bore un devenir com­mun entre sujets, objets et rela­tions. À la lec­ture de l’ar­ti­cle, on com­prend que le plas­tique a une dou­ble pro­priété :

  • c’est un miroir, un objet métonymique : il matéri­alise les peurs et les désirs d’une société ;
  • c’est un objet mutant : il ne fait pas que refléter, catal­yser les craintes et les espoirs ; ses pro­priétés lui per­me­t­tent de se prêter à des dis­tor­sions séman­tiques et de trou­ver un écho social.

Les “garçons en plastique” 

Stigmate et détournement

La démon­stra­tion de l’au­teur passe d’abord par l’é­tude ethno­graphique des “garçons en plas­tique”, ces kenyans pau­vres qui vendent des tas d’ob­jets plas­ti­fiés (bouteilles, bibelots, etc.) aux étrangers fraîche­ment débar­qués au Kenya. Même s’ils maîtrisent très bien la cul­ture de leur pays et ten­tent de dévelop­per des liens fil­i­aux, ils sont délégitimés, réduits aux pires tâch­es (enter­re­ment des per­son­nes décédées), dans l’im­pos­si­bil­ité d’ac­céder à un emploi ou à un loge­ment.

Leur nom, ce stig­mate, qui per­met d’a­gréger des valeurs et fonc­tionne man­i­feste­ment comme un gou­ver­nail cog­ni­tif, est né d’une anec­dote : à la fin des années 70, des étrangers auraient don­né aux “garçons en plas­tique” des bracelets flu­o­res­cents, cen­sés fonc­tion­ner pen­dant plusieurs mois. Or, très rapi­de­ment, la pop­u­la­tion, à qui ces bracelets ont été ven­dus, s’est ren­du compte qu’ils ne fonc­tion­naient que quelques heures. Depuis, on les appelle les “garçons en plas­tique”, comme on dirait chez nous “en toc”, pour point­er du doigt leur incom­pé­tence et leur nature men­songère. En cela, ils ressem­blent, dans l’idée qu’on a au Kenya du plas­tique, à cette matière : elle sem­ble promet­teuse, mais elle est en fait tox­ique.

Comme je le pré­ci­sais plus haut, avec le con­cept de Goff­man (“stig­mate”), une charge énon­cia­tive peut cepen­dant être ren­ver­sée : certes, le syn­tagme dis­crédite claire­ment les “garçons de plas­tique” mais ils l’ont retourné pour en faire un éten­dard en s’ap­puyant, inverse­ment, sur les pro­priétés du plas­tique, qui mute, s’adapte, résiste aux intem­péries.

Corrélation historique et ambivalence

Avant d’être unani­ment dis­crédité, le plas­tique était perçu de manière ambiva­lente, au moment de son intro­duc­tion au Kenya dans les années 70 : il a rapi­de­ment été inté­gré à la vie culi­naire, esthé­tique, quo­ti­di­enne, sex­uelle  du pays, démon­trant ses qual­ités et ses pro­priétés avan­tageuses, au point d’être asso­cié et métis­sé à la langue Maa par exem­ple. Mais on s’est par­al­lèle­ment ren­du compte que les bêtes mouraient en ingérant des bouteilles et que les eaux étaient de plus en plus pol­luées.

Avec les reven­di­ca­tions nationales et notam­ment autochtones, le plas­tique est devenu une sorte de signe métonymique, incar­nant petit à petit le cap­i­tal­isme, le tourisme de masse, la destruc­tion envi­ron­nemen­tale.

Les valeurs his­toriques assim­ilées au plas­tique sont par­ties prenantes dans celles des “garçons en plas­tique” : à mesure qu’il fut iden­ti­fié comme le grand mal du Kenya, le plas­tique servit, dans le même temps, à établir des dis­tinc­tions, notam­ment au niveau des fil­i­a­tions et des mariages, de peur des con­t­a­m­i­na­tions.

C’est pourquoi il se prête aujour­d’hui à toute sorte de pra­tiques sociales d’ex­clu­sion et d’usages lex­i­caux, générale­ment péjo­rat­ifs (abon­dance des ter­mes liés au plas­tique pour qual­i­fi­er les séroposi­tifs, par exem­ple) : fab­riqué ailleurs, lais­sant les ali­ments sous vide, il rend tout ce qu’il touche poten­tielle­ment sus­pect, élaboré dans des cir­con­stances mal maîtrisées, qui peu­vent détru­ire le corps s’il est util­isé, notam­ment pour les rela­tions sex­uelles ; le plas­tique est un mar­queur d’ap­par­te­nance à la terre, saine, solide, sécu­laire, par oppo­si­tion à ses pro­priétés tox­iques, mou­vantes, nou­velles.

Mythologie et colonialisme : les “noirs blancs”

Comme toute matière jugée impure, le plas­tique est ici util­isée à des fins “mythologiques” (Barthes) : la souil­lure per­met d’éviter de se souci­er des ques­tions poli­tiques et économiques selon un proces­sus déjà tra­vail­lé par Mary Dou­glas dans un livre clas­sique. En dis­qual­i­fi­ant ain­si les “hommes en plas­tique”, on ne se soucie pas d’établir une jus­tice sociale en faveur des plus dému­nis.

Petit à petit, cette mytholo­gie s’est organ­isée avec le con­cours des poli­tiques et des médias, qui ont mis en place une véri­ta­ble gram­maire cul­turelle sur le plas­tique pour légitimer une poli­tique de “sécu­rité morale”. C’est ain­si que l’ho­mo­sex­u­al­ité, d’ ”impor­ta­tion” occi­den­tale, fut com­parée au plas­tique dont les pro­priétés servirent et ser­vent encore aujour­d’hui d’outils de descrip­tion d’abord métaphorique puis lex­i­cal­isée.

Encore une fois, on ne com­prend rien à cette sit­u­a­tion sans l’his­toire et notam­ment sans l’héritage colo­nial­iste, dont on trou­ve des traces évi­dentes dans les dis­cours, comme le mon­tre très bien George Paul Meiu. Les “garçons en plas­tique” sont claire­ment assim­ilés à des “noirs blancs”, c’est-à-dire à des locaux con­t­a­m­inés, sus­cep­ti­bles d’af­faib­lir et de dévaster le con­ti­nent, comme le firent les colons… Trace de cette mémoire, de cette crainte et de ce trau­ma­tisme de l’his­toire : le mot swahili “lomusunku” désigne à la fois la couleur “blanc” et le fait de “cir­culer, de se déplac­er”, expéri­ence des migrants Africains, dérac­inés, tués, réduits en esclavage.

Dans cette per­spec­tive, les “garçons en plas­tique” incar­nent bien les pro­priétés de cette matière et per­me­t­tent de les véri­fi­er in situ, dans un mou­ve­ment tau­tologique :

  • dérac­inés, faux, ils n’ont aucune légitim­ité fil­iale et ne peu­vent donc pas se repro­duire, d’au­tant qu’ils sont représen­tat­ifs des valeurs colo­niales ;
  • antithès­es de la cul­ture, pau­vres, ils ne pensent qu’à leur prof­it, au détri­ment de la nation ;
  • utiles un moment, comme le plas­tique, ils n’ont pas voca­tion à s’in­scrire dans le temps.

Conclusion : la matière, ses pouvoirs heuristiques

En con­clu­sion : dire déjà com­bi­en ces arti­cles sont pré­cieux et par­fois ter­ri­bles à lire, quand on ne les regarde plus seule­ment avec un oeil sci­en­tifique mais per­son­nel. Il serait cepen­dant trop sim­ple de les analyser de notre point de vue micro-situé, sans les enjeux his­toriques, sans les trau­mas colo­nial­istes. Ce que doc­u­mentent généreuse­ment les travaux de George Paul Meiu.

Ensuite : les pro­priétés méta­mor­phiques du plas­tique se prê­tent par­faite­ment au métaphorique, aux ren­vois séman­tiques, aux diag­nos­tics soci­aux et poli­tiques. Depuis des dizaines d’an­nées, cette matière sert des objec­tifs gou­verne­men­taux et médi­a­tiques qui con­duisent à stig­ma­tis­er, à iden­ti­fi­er les “bons” et les “mau­vais” citoyens, à point­er du doigt le néo­colo­nial­isme, le néo­cap­i­tal­isme et le néolibéral­isme, capa­bles de pren­dre toutes les formes, de sub­tilis­er une cul­ture, de la rem­plac­er par des imi­ta­tions.

Il n’ex­iste cepen­dant pas une sorte d’in­ten­tions col­lec­tives (plutôt un agence­ment), qui met­trait le dis­cours et les mots au pas, comme si on pou­vait en dis­pos­er sans buter con­tre leurs aléas, leurs détourne­ments, leurs resig­ni­fi­ca­tions. L’au­teur insiste sur ce point : on a plutôt affaire à des réso­nances, à des vignettes ; tous les cas décrits (homo­sex­u­al­ité, “garçons en plas­tique”, etc.) ne fonc­tion­nent pas de manière sys­témique ; ce sont plutôt des réso­nances, des coïn­ci­dences qui s’in­ter­sec­tion­nent pro­gres­sive­ment, à mesure qu’ils cir­cu­lent sociale­ment et médi­a­tique­ment, que des poli­tiques publiques sont con­stru­ites pour servir des intérêts moraux, nationaux, gou­verne­men­taux qui frag­ilisent évidem­ment les minorités, les désig­nent comme respon­s­ables de tous les maux et cherchent à pro­téger, dans le même mou­ve­ment, une iden­tité vécue sur le mode de l’as­siège­ment.

Notes   [ + ]

1. “Imperceptibility and Accu­mu­la­tion: Polit­i­cal Strate­gies of Plas­tic”, Cam­era Obscu­ra: Fem­i­nism, Cul­ture, and Media Stud­ies, 31, 2016, p. 187‑193.
2. William Maz­zarel­la, The Mana of Mass Soci­ety, Uni­ver­si­ty of Chica­go Press, 2017.