‘Comment se peut-il qu’autant de gestes et d’intentions hétérogènes (prendre une photo, écouter un guide, marcher, se poster face à une oeuvre, passer devant une oeuvre, etc.) coexistent de manière plus ou moins ordonnée dans un espace comme une exposition ? Si l’exposition est un média, qui organise matériellement et énonciativement l’espace, en distribuant des rôles implicites et typifiés (le visiteur, le guide, l’agent, etc.), c’est aussi un assemblage institutionnel d’intentions possibles :
Assemblement : de nombreuses théories sur les objets composés se sont développées ces 50 dernières années ; elles s’appuient sur les concepts d’agencement, de dispositif, ou d’assemblage1Nicolas Dodier et Anthony Stavrianakis (dir.), Les Objets composés, Éditions de l’EHESS, 2018.. Dans ma perspective, l’assemblement désigne la reconnaissance continue, progressive, de l’ensemble des intentions et des gestes possibles dans un espace donné, à partir de laquelle mes propres gestes et intentions se coordonnent à ceux des autres.
Institutionnel : ces gestes et ces intentions ne prennent forme et n’existent qu’à l’intérieur d’un espace qui les autorise. Les oeuvres ont une fonction métonymique et institutionnelle : elles sont l’indice du fonctionnement de l’exposition, du musée et d’une société (photographier ou non, distance corporelle avec l’oeuvre, etc.) ; par conséquent, elles organisent en amont les relations qu’elles “appellent, mettent en forme et objectivent” 2Fabienne Malbois et Michel Barthélémy, “De l’expérience au texte. Une sociologie de l’organisation locale et extra-locale de l’action” dans Dorothy Smith, L’Ethnographie institutionnelle. Une sociologie pour les gens, Economica, 2018 [2005], p. 10., à la manière d’un texte ou d’un document. L’exposition elle-même a une valeur agentive : elle fait de l’oeuvre une oeuvre3Voir par exemple les travaux de Louis Marin sur l’ornementation et l’encadrement. qui choisit le visiteur autant qu’elle est choisie par lui.4C’est une légère différence avec le concept d’exposition décrit par l’historien Paul Veyne dans La vie privée dans la Rome antique, Seuil, 2015. Lorsqu’on voulait les abandonner, les enfants étaient exposés sur le seuil des portes : les prenait qui voulait. Il me semble en effet que tout être exposé est choisi autant qu’il choisit : quelque chose en lui vient chercher, appelle, celui qui s’arrête pour le regarder.
Intentions : en effet, toute action est conduite par un projet ou une intention (s’informer, accompagner, se divertir, etc.) qui amène un visiteur à sélectionner dans son espace des éléments pertinents capables d’y répondre5Dans ses travaux, Daniel Schmitt a très bien montré comment chaque visiteur vit l’exposition : à partir d’un projet qui se forme bien en amont et qui dépend de son système culturel, axiologique, etc. Voir Daniel Schmitt, “Vers une remédiation muséale à partir de l’expérience située des visiteurs”, Enjeux de l’information et de la communication, 2014.. L’ensemble de ces éléments forme un environnement6Au sens de Tim Ingold : “le monde tel qu’il existe et acquiert une signification par rapport à moi” (p. 19). Voir : Marcher avec les dragons, Paris, Zones Sensibles Editions, 2013. : ainsi, nous vivons tous dans des localités7Alfred Schütz, Le Chercheur et le quotidien, Klincksieck, 1987. qui ne nous empêchent pourtant pas de nous relier les uns aux autres grâce aux propriétés institutionnelles ou généralisées des objets assemblés.
Possibles : ces intentions ne s’actualisent pas n’importe comment ; elles respectent des règles que les oeuvres distribuent ou propagent comme un friselis dans toute l’exposition. Une gamme d’intentions est possible mais ne s’exprime pas nécessairement. Elles s’organisent dans une arène où elles sont négociées, essayées, différées, esquissées à mesure que les intentions des autres visiteurs sont découvertes. Les possibles intentionnels sont donc des occasions de faire sens dans l’exposition : nous appréhendons son fonctionnement par leur truchement, en les testant continuellement. Ainsi, respecter une règle8Voir tous les travaux de Wittgenstein sur la notion de “règle”, faussement évidente. institutionnalisée par une oeuvre, c’est faire la démonstration de notre habileté à inscrire notre projet personnel dans l’ordre négocié du musée.
Notes
1. | ↑ | Nicolas Dodier et Anthony Stavrianakis (dir.), Les Objets composés, Éditions de l’EHESS, 2018. |
2. | ↑ | Fabienne Malbois et Michel Barthélémy, “De l’expérience au texte. Une sociologie de l’organisation locale et extra-locale de l’action” dans Dorothy Smith, L’Ethnographie institutionnelle. Une sociologie pour les gens, Economica, 2018 [2005], p. 10. |
3. | ↑ | Voir par exemple les travaux de Louis Marin sur l’ornementation et l’encadrement. |
4. | ↑ | C’est une légère différence avec le concept d’exposition décrit par l’historien Paul Veyne dans La vie privée dans la Rome antique, Seuil, 2015. Lorsqu’on voulait les abandonner, les enfants étaient exposés sur le seuil des portes : les prenait qui voulait. Il me semble en effet que tout être exposé est choisi autant qu’il choisit : quelque chose en lui vient chercher, appelle, celui qui s’arrête pour le regarder. |
5. | ↑ | Dans ses travaux, Daniel Schmitt a très bien montré comment chaque visiteur vit l’exposition : à partir d’un projet qui se forme bien en amont et qui dépend de son système culturel, axiologique, etc. Voir Daniel Schmitt, “Vers une remédiation muséale à partir de l’expérience située des visiteurs”, Enjeux de l’information et de la communication, 2014. |
6. | ↑ | Au sens de Tim Ingold : “le monde tel qu’il existe et acquiert une signification par rapport à moi” (p. 19). Voir : Marcher avec les dragons, Paris, Zones Sensibles Editions, 2013. |
7. | ↑ | Alfred Schütz, Le Chercheur et le quotidien, Klincksieck, 1987. |
8. | ↑ | Voir tous les travaux de Wittgenstein sur la notion de “règle”, faussement évidente. |