Le récent livre de Kathleen McNamee1NcNamee Kathleen, Annotations in Greek and Latin texts from Egypt, American Society of Papyrologists, 2007., connue pour ses travaux sur l’annotation dans l’antiquité, prend pour objet d’étude 293 manuscrits annotés pour les analyser dans la perspective de la bibliographie matérielle.
Le matériau
Période
Le matériau est ancien (IIIème s av. J.-C-VIIème s. ap. J.-C), rare et original, puisqu’il s’agit en majorité d’annotations d’étudiants gréco-latins, produites en Egypte sur des textes littéraires (Homère, Euripide, Ménandre, etc.), alors que l’on connaît surtout le travail des universitaires de la bibliothèque d’Alexandrie2Dickey Eleanor, Ancient Greek scholarship : a guide to finding, reading, and understanding scholia, commentaries, lexica, and grammatical treatises, from their beginnings to the Byzantine period, New-York, Oxford University Press, 2006..
La période envisagée permet de mesurer un certain nombre de phénomènes (l’évolution de l’éducation dans l’Antiquité, mais également le passage du rouleau au codex, du papyrus au papier) et de fixer un certain nombre de termes (scholie, glose, etc.), que nous avons l’habitude de confondre.
Répartition géographique
La grande majorité des manuscrits provient du I‑IIème s., date à laquelle apparaît le codex (les livres tels que nous les connaissons aujourd’hui). Probablement pour des raisons de manipulations facilitées (un rouleau ne permettait sans doute pas aux deux mains d’être aussi mobiles) mais également de production (plus de codex furent retrouvés, ce qui accroît sensiblement le nombre de textes annotés).
En l’état, pourtant, difficile de faire des conclusions trop hâtives : si la répartition géographique des manuscrits indique par exemple que sur les 167 textes retrouvés d’Hermopolis, seulement 10 % comprennent des annotations, on ne peut cependant pas affirmer qu’on annotait moins dans cette région (ou qu’on annotait plus à Oxyrhynque, où l’on retrouva 169 textes annotés). Ce ne sont là que les hasards de la préservation.
Codicologie
Les manuscrits retrouvés se répartissent en deux grandes catégories :
- Les rouleaux : l’espace au-dessus ou en-dessous des colonnes de textes ne fait pas plus de 5cm (4 cm entre les colonnes). Question fondamentale : est-ce que les marges plus larges favorisent des annotations plus importantes ? Non, pour une raison simple : les larges marges blanches avaient surtout une fonction esthétique (il s’agissait d’objets de luxe). 1/4 des papyrus retrouvés avec de larges marges comprennent ainsi des calligraphies.
- Les codices : les marges font de 2 à 4 cm sur les côtés et de 3 à 5 cm en haut et en bas. Les annotations retrouvées sont minimales. Avant le IVème siècle apr. J.-C., que le livre soit fait en parchemin ou en papyrus ne change rien : les annotations sont relativement rares (Gugliemo Cavallo estime qu’une telle culture des marges n’a en effet pas existé avant le IIIe siècle ap. J.-C3Cavallo Gugliemo, “Limine” dans Vincenzo Fera, Giacomo Ferraù, Silvia Rizzo (dir.), Talking to the Text: Marginalia from papyri to print, Proceedings of a Conference held at Erice, 26 september – 3 october 1998 (= Percorsi dei classici, 4), Messina, Centro interdipartimentale di studi umanistici, 2002.). À la fin du 4ème s, remarque McNamee, on observe cependant un changement significatif : les livres paraissent majoritairement en papyrus avec de larges marges pleines d’annotations. En fait, plus que la matière utilisée (papyrus, papier), c’est le format qui favorise de nouveaux usages et de nouvelles pratiques : la page se transforme et un nouveau mode de relation se noue avec elle, plus intime, alors qu’elle gagne en manipulabilité, comme en témoigne le travail d’Eusèbe de Césarée sur la Bible. Or, ce nouveau format, compacte, malléable sera rapidement adopté en Egypte, où furent retrouvés nos manuscrits.
Longueurs, formes et localisation des annotations
Longueur
Avant la fin de l’Antiquité, les notes marginales et interlinéaires sont brèves et parsemées, quelle que soit la forme du livre (seuls 40 rouleaux comprennent des annotations de plus de 8 mots). La situation est la même pour les codices, au moins jusqu’au Vème siècle.
Localisation
Les marges analysées dans ce corpus accueillent deux types d’annotations : les premières sont ponctuelles et ont des fonctions très variées. Il peut s’agir d’indiquer des références bibliographiques en marge (à gauche, le plus souvent), comme des corrections, des variantes, des vérifications textuelles ; on observe également un goût pour le découpage textuel (chapitre, section, etc.), indiqué en marge de gauche ou au centre pour faciliter le repérage rapide d’un passage.
La deuxième grande catégorie est le commentaire, répartissable en deux sous-catégories : les gloses qu’on retrouve dans l’espace interlinéaire (au-dessous d’une phrase souvent), plus importantes dans le cas des livres de moindre importance où la netteté de la colonne est moins privilégiée ; les marginalia explicatives situées à droite dans les rouleaux. Pour une raison simple : la note était plus proche de la main de l’annotateur, au moment où il travaillait. Elles étaient plus faciles à lire, comme l’annotation prolongeait naturellement le texte, lu de gauche à droite. Enfin, les marges inférieures et supérieures pouvaient être utilisées pour résumer le contenu d’une colonne.
L’écriture des marginalia et des commentaires à lemmes
Plus intéressant encore : la plupart des marginalia reproduit l’organisation des anciens hypomnema (ou commentaires à lemmes)4Ils étaient produits sur un support différent du texte mais reliés par une série d’indications en tête — les lemmes — elles-mêmes séparées par un paragraphe annoté en marge, un espace blanc ou un signe. Autrement dit : les annotateurs s’inspiraient de modèles déjà connus, mis au point par les scribes, pour produire leurs propres annotations.
marginalia are the seeds of scholia. Before the codicological revolution of the fourth and fith centuries […] books were not designed to receive annotation at all, if we set aside two or tree unconventional exceptions. Manuscripts with wide margins had wide margins because they were beautiful when empty, not because they were capacious. The great change in book design in late antiquity gave rise, for the first time, to the production of large-format manuscripts with broad margins intended, as they never before had been, to be filled with extensive marginal notes. The notes themselves, unlike most annotation of previous centuries, were transcribed from commentaries by scribes who wrote in slow, professionel hands. These are proto-scholia.
Ils n’en avaient pourtant pas besoin : les marginalia sont si proches du texte qu’une mention référente (“ce commentaire se réfère à tel mot”) peut sembler inutile. Mais curieusement, 30 papyrus retrouvés montrent des annotations introduites par des lemmes. Comment l’expliquer ? Une hypothèse : des commentaires produits sur un support différent étaient parfois recopiés, déplacés et inscrits dans les marges du texte qui les avait suscités. Ils étaient ainsi recontextualisés mais ce déplacement ne se faisait pas sans trace et il arrivait donc qu’un annotateur recopie l’ensemble du contexte du commentaire, quand bien même il devenait inutile.
Les annotateurs
Groupes
Les scribes
Ce sont des professionnels de la fabrique des textes5Voir, entre autres, cet article, ce livre et les travaux de Christian Jacob, qui assurent leur correction et leur transmission dans de (relatives) bonnes conditions6Luciano Canfora a récemment retracé ces opérations et leurs impacts. La plupart de leurs marginalia se caractérisent par des signes philologiques (note de vérification, question, correction, exégèse en petit nombre). Ils pouvaient être chargés de recopier un manuscrit avec ses marginalia. Leur travail s’inscrit donc dans un cadre social.
Etudiants, professeurs
Si la plupart des marginalia des étudiants et des professeurs n’ont rien de personnel et ne font qu’enregistrer des faits, McNamee remarque cependant la présence occasionnelle de noms (ce sont des ex-libris, des marques de propriété). Les textes annotés qui comportent des marques diacritiques (accents, marque de respiration, etc.) sont probablement le fait des étudiants, qui en avaient besoin dans l’apprentissage de la langue.
La place du corps dans l’écriture des annotations
Comment les étudiants prenaient-ils leurs cours ? Probablement en disposant leurs tablettes (de cire) ou leurs textes sur un genou, tandis que leurs professeurs leur dictaient la leçon (ce qu’indiquent les nombreuses erreurs de transcription retrouvées).
Les scribes, à l’inverse, lorsqu’ils n’avaient personne pour leur dicter ce qu’ils devaient copier, devaient manipuler plusieurs rouleaux en même temps. Un genou à terre (ou une table) pouvait supporter un rouleau ouvert 7Cette thèse — du scribe assis sur le sol — est combattue par un universitaire comme Parassoglou, pendant que la main recopiait sur un autre son contenu. Autant d’opérations complexes et fastidieuses qui ont pu induire en erreur.
Un travail à plusieurs mains
McNamee distingue plusieurs mains sur un même manuscrit : le scribe, certes, responsable de la fabrication du texte, mais également son propriétaire, qui ajoutait des marginalia sur celles du scribe.
35 papyrus semblent rendre compte de ce travail à plusieurs mains qui s’expliquent par deux raisons : premièrement, la distinction et la spécialisation des tâches (un annotateur pouvait se charger des vérifications et l’autre de l’exégèse) ; deuxièmement, la chèreté du papyrus, qui favorisait une plus forte circulation entre plusieurs propriétaires (notamment entre étudiants).
Contenu des annotations
La circulation et la transmission d’un savoir
Une grande partie des papyrus retrouvés avec des marginalia appartiennent à des lecteurs qui, manifestement, connaissaient très bien les techniques de la bibliothèque d’Alexandrie (son style est très facilement reconnaissable), semble-t-il enseignées à l’école des scribes et également perceptibles durant la période romaine. Tout fonctionne en fait comme si le souci des universitaires avait été de sauvegarder le savoir grec, en transférant les hypomnema (commentaires d’un texte produits sur un autre support) sur les textes mêmes.
Cette transmission a été assurée durant des siècles, comme en témoigne la copie, à un millénaire d’intervalles, de notes présentes dans d’anciens manuscrits. Ainsi en Egypte un corpus d’hypomnema célèbres avaient dû circuler, dont le contenu (commentaires, listes de mots, définitions, etc.) fut en partie transféré dans les marges de manuscrits, pour les besoins de l’étude (mais les variations, parfois très importantes, entre un commentaire à lemmes et une marginalia ne permet pas toujours d’évaluer le degré de leur correspondance).
À l’école du savoir
Qu’annotaient les élèves ? La plupart des textes retrouvés sont des pièces et des poèmes dans lesquels on retrouve des indications fournies par les professeurs et recopiées par les élèves (“Il [le poète] dit ceci au lieu de…”, “Il veut dire que…”, etc.).
Comment apprenaient-il ? C’est une question importante parce que les marginalia témoignent souvent d’un apprentissage en cours (gammes d’écriture) et qu’elles se trouvent, par conséquent, formées par cet apprentissage. L’enfant apprenait ainsi à écrire et à lire le grec à travers un processus laborieux et répétitif, parfois douloureux. Il recopiait une à une les lettres et apprenait progressivement à les maîtriser en les articulant en syllabes. Il recopiait également des listes de mots et des maximes, afin de parfaire leur écriture. La forme de l’enseignement ne variait guère, même si au niveau intermédiaire les annotations semblent montrer une évolution des contenus vers la rhétorique et la grammaire (explication des tropes utilisées, glose, informations culturelles, étymologie).
Conclusion
Je ne suis pas sûr d’être arrivé à restituer, dans toute sa complexité et sa finesse, le travail de Kathleen McNamee. Les compétences (notamment techniques) me manquent pour évaluer la méthodologie retenue ou pour contester telle affirmation. Cela dit, j’espère avoir montré que l’annotation s’inscrit dans des formes extrêmement variées et qu’elle remplit, également, des fonctions différentes, selon le public qui les produit, les buts envisagés, le matériau utilisé ou les positions corporelles adoptées.
Ces formes, en plus d’être variées, sont très complexes : comme on a pu le voir, la localisation d’une production textuelle (à droite du texte, par exemple) ne suffit pas à l’identifier comme “marginalia”, étant donné que des transferts d’hypomnema vers les marges du texte ont pu être réalisés. La temporalité, non plus, ne permet pas tout à fait d’attribuer à une production un tel qualificatif : elle a pu être produite pendant la lecture (sans être recopiée donc) mais peut n’entretenir pour autant aucun rapport avec un texte dont on aurait pu croire qu’il était effectivement annoté. Ce qui permet d’identifier une production textuelle comme une “annotation”, plus que la temporalité ou la spatialité (car là aussi, une marginalia n’est qu’une forme spatialisée de l’annotation), c’est donc avant tout une relation, en partie exprimée par l’espace et le temps.
Notes
1. | ↑ | NcNamee Kathleen, Annotations in Greek and Latin texts from Egypt, American Society of Papyrologists, 2007. |
2. | ↑ | Dickey Eleanor, Ancient Greek scholarship : a guide to finding, reading, and understanding scholia, commentaries, lexica, and grammatical treatises, from their beginnings to the Byzantine period, New-York, Oxford University Press, 2006. |
3. | ↑ | Cavallo Gugliemo, “Limine” dans Vincenzo Fera, Giacomo Ferraù, Silvia Rizzo (dir.), Talking to the Text: Marginalia from papyri to print, Proceedings of a Conference held at Erice, 26 september – 3 october 1998 (= Percorsi dei classici, 4), Messina, Centro interdipartimentale di studi umanistici, 2002. |
4. | ↑ | Ils étaient produits sur un support différent du texte mais reliés par une série d’indications en tête — les lemmes — elles-mêmes séparées par un paragraphe annoté en marge, un espace blanc ou un signe |
5. | ↑ | Voir, entre autres, cet article, ce livre et les travaux de Christian Jacob |
6. | ↑ | Luciano Canfora a récemment retracé ces opérations et leurs impacts |
7. | ↑ | Cette thèse — du scribe assis sur le sol — est combattue par un universitaire comme Parassoglou |