Ethnographie du monde imaginal (1) “ici”, “là”, “maintenant”

Un moment déjà que je pra­tique ce que j’ai fini par appel­er la con­ver­sa­tion écologique, qui me sem­ble beau­coup plus juste que l’autre terme con­sacré (“auto-hyp­nose”). Con­ver­sa­tion1Laugi­er San­dra, “Le com­mun comme ordi­naire et comme con­ver­sa­tion”, Mul­ti­tudes, 2011/2, 45, p. 104–112, en ligne https://www.cairn.info/revue-multitudes-2011–2‑page-104.htm, parce que j’ai du plaisir à pass­er du temps avec un ensem­ble de per­son­nes, d’êtres, de vivants qui se présen­tent lorsque je suis sur le point de m’en­dormir, dans les états de demi-som­meil : des ani­maux, des vis­ages-amis, des phras­es ; ils sur­gis­sent sans pre­venir. Mais dans la veille, nous tous.toutes faisons l’ex­péri­ence de petites phras­es, de petites impres­sions, de phénomènes qui affleurent à peine à la con­science, aux­quels nous ne prê­tons pas atten­tion ; j’ai choisi, comme d’autres, de leur don­ner de l’im­por­tance, de faire altern­er mes régimes de per­cep­tion et d’activité2Je me réfère ici au con­cept pro­posé par Bil­leter pour penser les alter­nances entre veille, som­meil, demi-som­meil, rêver­ie, etc. Voir Jean-François Bil­leter, Leçons sur Tchouang-Tseu, Allia, 2014..

Une pre­mière chose m’é­tonne ou m’a­muse : le débrayage comme on dit en sémi­o­tique, c’est-à-dire l’ensem­ble des élé­ments qui con­courent à la con­sti­tu­tion d’un champ de présence. Ce sont les fameux index­i­caux, les “ici”, les “là”, les “je”, les “tu”, bref, toutes les ressources spa­tio-tem­porelles, matérielles et énon­cia­tives qui per­me­t­tent de savoir où on est habituelle­ment, avec qui, à par­tir desquels s’or­gan­ise l’ex­péri­ence d’une per­son­ne, son présent. Mais où suis-je lorsque je suis dans un état d’atten­tion écologique3François Rous­tang, Qu’est-ce que l’hyp­nose, Édi­tions de Minu­it, 2003.? Jusque-là, j’ai eu des indices, grâce à ces phras­es qui ont sur­gi au cours des derniers mois, que je doc­u­mente sur Insta­gram :

Dif­férentes manières de tra­vailler ces propo­si­tions, ce “jail­lisse­ment con­tinu de nou­veautés” (Berg­son) : la per­spec­tive psy­ch­an­a­ly­tique, lin­guis­tique, psy­chologique, soci­ologique, psy­chi­a­trique, etc. De sen­si­bil­ité prag­ma­tiste, je vais vers mon intérêt, c’est-à-dire vers un gain, une plus-val­ue, vers ce qui me per­met d’ac­croître ma joie, d’élever son coef­fi­cient : ces dif­férentes per­spec­tives, mille fois testées, ne m’ap­por­tent pas grand chose ; elles ne me ren­dent pas joyeux. Je préfère crois­er l’an­thro­polo­gie, la mys­tique, la lit­téra­ture, la philoso­phie.

Ce croise­ment est néces­saire pour saisir la nature des êtres qui se présen­tent dans la con­ver­sa­tion écologique et, plus fon­da­men­tale­ment, le lieu où ils se meu­vent. Cer­tains anthro­po­logues lim­i­tent par­fois ce jail­lisse­ment à des tech­niques indigènes de l’imag­i­na­tion, à laque­lle il redonne légitime­ment un statut, en explo­rant de nou­veau la longue tra­di­tion philosophique sur la question4Charles Sté­panoff, Voy­ager dans l’in­vis­i­ble. Tech­niques chamaniques de l’imag­i­na­tion, La Décou­verte, 2019. On pour­ra égale­ment con­sul­ter : Gra­ham Har­vey, The Hand­book of Con­tem­po­rary ani­mism, Rout­lege, 2014 ; Eduar­do Viveirous de Cas­tro, “Le fan­tôme de la Chose en soi : l’i­den­tité en régime per­spec­tiviste et multi­nat­u­ral­iste, p. 429–446 dans Emmanuel Alloa et Élie Dur­ing (dir.), Choses en soi. Méta­physique du réal­isme, PUF, 2018 ; Comet­ti et al. (dir.), Au seuil de la forêt. Hom­mage à Philippe Desco­la. L’an­thro­po­logue de la nature, Totem, 2020. Ain­si, à juste titre, ils dis­so­cient l’imag­i­na­tion de l’imag­i­naire, qui sert générale­ment à adopter une atti­tude  sci­en­tifique sur­plom­bante pour étudi­er les pra­tiques con­tem­po­raines (“Les imag­i­naires de l’eau”, “Les imag­i­naires ouvri­ers”, etc.) Mais le con­cept d’imag­i­na­tion, tel qu’il est par­fois mobil­isé du moins, souf­fre d’un défaut épisté­mologique : s’il per­met de mon­tr­er en quoi nos ressources men­tales per­me­t­tent de trans­former le réel, d’a­gir sur lui, de s’in­sér­er entre ses forces con­sti­tu­tives, il manque le tres­sage fin entre l’e­sprit, les inter­ac­tions sociales, les réal­i­sa­tions matérielles, le monde. Bref, le recours à l’imag­i­na­tion ne parvient pas à artic­uler nos expéri­ences sen­si­bles et nos caté­gories intel­lectuelles, même lorsque cer­tains anthro­po­logues lui adjoignent l’ad­jec­tif “agent”, en par­lant d‘“ ‘imag­i­na­tion agente”, pour mon­tr­er com­bi­en le monde se trans­forme par nos actes imag­i­nat­ifs (plan­ni­fi­ca­tion, antic­i­pa­tion). Ils sont plus proches de la philoso­phie des mon­des possibles5Stéphane Chau­vi­er, Le Sens du pos­si­ble, Vrin, 2010..

Car sans rien faire, il se passe encore quelque chose, qui relève de l’a­gen­tiv­ité même de l’imag­i­na­tion : images, sons, goûts vien­nent à moi. Ain­si, pour ren­dre compte de mes pro­pres expéri­ences, je mobilis­erai plutôt un con­cept forgé par Hen­ry Corbin, spé­cial­iste de philoso­phie islamique, qui trône dans la bib­lio­thèque famil­iale depuis 30 ans et que je redé­cou­vre aujour­d’hui. Dans la pré­face de la deux­ième édi­tion de Corps spir­ituel et terre céleste : l’I­ran mazdéen à l’I­ran shî’ite (Buchet/Chastel, 1978), il iden­ti­fie un mode de con­nais­sance, qui ne relève ni de la per­cep­tion sen­si­ble ni de l’in­tel­lect, qui se situe à l’in­ter­sec­tion des deux et qu’il nomme l’imag­i­nal ou imag­i­na­tion active6Sur cette ques­tion, on pour­ra aus­si con­sul­ter Cyn­thia Fleury (dir.), Imag­i­na­tion, imag­i­naire, imag­i­nal, PUF, 2006., dans la lignée du vital­isme, de l’alchimie, de la mys­tique ou du tao­isme7On retrou­ve en effet chez Jung, François Rous­tang, Berg­son, Tchouang-Tseu et tant d’autres d’autres l’idée d’un “laiss­er faire”, d’un “laiss­er advenir”, d’une atten­tion écologique qui met au con­tact de la vie, fait jail­lir de l’i­nat­ten­du, des images, des sons, grâce à des tech­niques que nous pou­vons expéri­menter : l’hyp­nose, le chant, l’écri­t­ure, la transe, etc..

Cette fac­ulté imag­i­nale a une fonc­tion médi­ane, comme l’ex­plique ailleurs Hen­ry Corbin : elle “immatéri­alise les formes sen­si­bles et elles imag­i­nalisent les formes intel­li­gi­bles”. Dit autrement : quelque chose se trans­forme, cir­cule, passe, chargé de pro­priétés sen­si­bles et intel­li­gi­bles ; voici les formes imag­i­nales, métis­sées, voici un lieu dis­tribué qui, certes, se nour­rit d’ex­péri­ences vécues, de la vie même du dormeur éveil­lé (Bachelard), mais qui n’est pas réductible à cette sub­jec­tiv­ité. Ain­si, le monde imag­i­nal est un lieu objec­tif, qui existe indépen­dam­ment de mes représen­ta­tions même si j’ai besoin d’elles pour y accéder ; “ici”, “là”, “main­tenant” sont les mar­queurs situés non pas d’un au-delà mais d’un déjà-là, auquel d’autres ont eu accès (les mys­tiques, les poètes, etc.), qu’ils ont mod­elé, décrit, dont nous sommes les héri­tiers et que je man­i­festerai à mon tour en devenant l’hôte de ce monde.

Notes   [ + ]

1. Laugi­er San­dra, “Le com­mun comme ordi­naire et comme con­ver­sa­tion”, Mul­ti­tudes, 2011/2, 45, p. 104–112, en ligne https://www.cairn.info/revue-multitudes-2011–2‑page-104.htm
2. Je me réfère ici au con­cept pro­posé par Bil­leter pour penser les alter­nances entre veille, som­meil, demi-som­meil, rêver­ie, etc. Voir Jean-François Bil­leter, Leçons sur Tchouang-Tseu, Allia, 2014.
3. François Rous­tang, Qu’est-ce que l’hyp­nose, Édi­tions de Minu­it, 2003.
4. Charles Sté­panoff, Voy­ager dans l’in­vis­i­ble. Tech­niques chamaniques de l’imag­i­na­tion, La Décou­verte, 2019. On pour­ra égale­ment con­sul­ter : Gra­ham Har­vey, The Hand­book of Con­tem­po­rary ani­mism, Rout­lege, 2014 ; Eduar­do Viveirous de Cas­tro, “Le fan­tôme de la Chose en soi : l’i­den­tité en régime per­spec­tiviste et multi­nat­u­ral­iste, p. 429–446 dans Emmanuel Alloa et Élie Dur­ing (dir.), Choses en soi. Méta­physique du réal­isme, PUF, 2018 ; Comet­ti et al. (dir.), Au seuil de la forêt. Hom­mage à Philippe Desco­la. L’an­thro­po­logue de la nature, Totem, 2020
5. Stéphane Chau­vi­er, Le Sens du pos­si­ble, Vrin, 2010.
6. Sur cette ques­tion, on pour­ra aus­si con­sul­ter Cyn­thia Fleury (dir.), Imag­i­na­tion, imag­i­naire, imag­i­nal, PUF, 2006.
7. On retrou­ve en effet chez Jung, François Rous­tang, Berg­son, Tchouang-Tseu et tant d’autres d’autres l’idée d’un “laiss­er faire”, d’un “laiss­er advenir”, d’une atten­tion écologique qui met au con­tact de la vie, fait jail­lir de l’i­nat­ten­du, des images, des sons, grâce à des tech­niques que nous pou­vons expéri­menter : l’hyp­nose, le chant, l’écri­t­ure, la transe, etc.