Sommaire
J’ai déjà eu l’occasion en 2015 de faire un point sur les études numériques et notamment sur plusieurs courants émergents : Software Studies, Platform Studies et Critical Studies. Chacun, à leur manière, prête une attention à la matérialité des phénomènes numériques, saisis dans leurs dimensions sociales, sémiotiques, corporelles, historiques, en posant un certain nombre de questions : comment sont élaborés les logiciels ? Comment organisent-ils les pratiques à l’écran ? Quelles représentations les codeurs informatiques insèrent-ils dans leur code ? etc. Si, dans ma discipline, nous avons l’habitude d’étudier depuis les années 90 la culture numérique, il faut cependant reconnaître que les “digital studies” ont proposé des concepts, des théories et des méthodologies qui mériteraient d’être discutées, voire intégrées.
Aujourd’hui, j’aimerais seulement attirer l’attention sur un frémissement, que j’observe de plus en plus dans ma veille scientifique : la rencontre des études numériques et des questions raciales, voire intersectionnelles. Certes, les épistémologies féministes ont déjà investi le terrain des cultures numériques : un numéro et un livre viennent d’être publiés sur le sujet (“Algorithms for her? Feminist claims to technical language” dans la revue Feminist Media Studies et Digital Feminist Activism aux Presses d’Oxford) mais de nombreux travaux existent déjà sur le sujet en France et à l’étranger (voir la bibliographie ci-dessous).
Qu’est-ce que les Critical Code Studies ?
La rencontre avec les “studies” mentionnées plus haut est plus timide, peut-être parce qu’elles sont en cours de développement, ou parce qu’elles ont existé sous une autre forme. On peut en effet déjà voir des travaux qui articulent intersectionnalité et ce qui pourrait s’apparenter à des plateform ou software studies, que ce soit sur la racisation des robots (Sparrow), les algorithmes décoloniaux (Shakir et al.), les méthodologies intersectionnelles pour étudier les dispositifs dits sociaux (Christian), la programmation de “bots” dans telle ou telle lutte raciale.
Les Critical Code Studies sont cependant moins représentées dans ma veille. Quelques mots d’abord sur ce courant (dont un collègue vient de faire la fiche wikipédia en français), avant de présenter un ouvrage récent où études raciales et informatiques sont articulées.
Depuis une quinzaine d’années, ses tenants développent une herméneutique du code informatique. À l’instar des sémioticiens ou des littéraires, ils pensent le code comme un essai littéraire. Dans un article fondateur daté de 2006, Marc C. Marino, qui vient de sortir un livre sur la question, le pense comme un ensemble rhétorique, destiné à être lu et à être interprété, chargé de valeurs, construit socialement et historiquement. Dans sa perspective, le code est une “pratique culturelle à partir de laquelle s’organisent des communautés de savoirs qui définissent les normes de sa production et de son utilisation”.
Dès lors, que doit-on analyser d’un programme informatique? “Tout”, pour reprendre Marino, c’est‑à-dire la documentation, les lignes de code, les commentaires, les structures, les éléments paratextuels (auteur, description, histoire, voire même les sources de financement publiques mentionnées). En effet, le code informatique s’adresse peut‑être à la machine, mais également à des programmeurs, qui doivent pouvoir le réutiliser ; il s’adresse également à des non-programmeurs (chefs de projets, par exemple). Ainsi, le programmeur construit dans son code une autre “audience”, une audience postulée, imaginée, qui détermine l’horizon d’attente du programme informatique. Dès lors, il devient possible de travailler le code, comme on travaillerait le style d’un auteur ; à condition d’articuler les théories littéraires et sémiotiques avec ses spécificités.
De nombreux travaux sont nés de la proposition initiale de Marino, dont témoigne une bibliographie grandissante. On peut citer :
Expressive Processing: Digital Fictions, Computer Games, and Software Studies de Noah Wardrip-Fruin, une archéologie de programmes informatiques historiques (Eliza) jusqu’aux jeux vidéos contemporains (Warcraft, Second Life), pour mettre au jour les forces qui régissent nos interactions avec la machine informatique.
“Somewhere Nearby is Colossal Cave: Examining Will Crowther’s Origi- nal ‘Adventure’ in Code and in Kentucky” de Dennis Jerz, une critique génétique du code d’un jeu vidéo pour montrer les différentes pistes abandonnées et les différents ajouts progressivement intégrés, comme on le ferait avec les brouillons d’un écrivain.
“10 PRINT CHR$(205.5+RND(1)); : GOTO 10″ d’un collectif qui s’intéresse à une ligne de code (le titre de l’ouvrage) en Basic, capable de produire des labyrinthes aléatoires sur des Commodore 64. L’occasion pour les chercheurs.cheuses de réfléchir à l’histoire des labyrinthes depuis l’antiquité…
“Les interfaces de programmation (API) web : écriture informatique, industrie du texte et économie des passages” de Samuel Goyet, qui a depuis soutenu sa thèse (et qui fut l’un de mes camarades de promo au Celsa !).
La manière dont le code de l’application Waze retravaille les villes, crée des tensions entre habitant.e.s et rend difficile toute contestation :
Quand la race rencontre le code…
Dans un livre paru l’année dernière, Ruha Benjamin, sociologue au Département d’études afro-américaines de l’Université de Princeton, revendique explicitement l’étude du code ou des logiciels informatiques, sans cependant évoquer le courant lancé par Marc C. Marino. Elle forge en effet le concept de Race Critical Code Studies indépendamment de lui ; elle recourt plutôt aux Sciences & Technologies Studies, qu’elle articule aux travaux en Race and Racism in Internet Studies (Daniels ; voir aussi Hamilton).
Suivons pour l’instant ses thèses, avant de converser avec elles. Je commencerai par présenter le concept de “race”, qui fait polémique en ce moment.
(Et j’en profite pour mentionner l’excellent compte rendu d’Hubert Guillaud, découvert en terminant ce billet…)
La “race”
Nous sommes encore peu familiers en France avec cette notion, alors que des travaux importants existent (je remercie Marie-Anne Paveau et Yosra Ghliss de m’avoir montré la voie !) : pour ceux et celles qui la mobilisent, la “race” n’a évidemment pas de fondement biologique…mais ce fondement raciste, imaginaire, fonctionne ordinairement, socialement. Ainsi, être PERÇU d’une façon ou d’une autre (blanc, noir, asiatique, arabe, etc.) peut créer, selon les sociétés, les espaces, les moments, les situations, des inégalités ou des avantages entre personnes, jusqu’à des formes d’essentialisation et d’institutionnalisation de ces inégalités ou avantages, qui naturalisent des rapports culturels, en font des expressions biologiques.
Par intersectionnalité, nous entendons ici l’approche devenue classique depuis Kimberlé Crenshaw selon laquelle les individus subissent simultanément plusieurs formes d’oppression et qu’il faut impérativement les croiser pour comprendre la domination au plus juste et non se satisfaire d’un cloisonnement des catégories qui ne dit rien des ressorts profonds de l’injustice vécue. (Mestiri, p. 10)
Pour ses détracteurs, cette notion viendrait abusivement remplacer celle de “classe”, aujourd’hui bien admise dans le paysage médiatique. Mais ses tenants n’opposent pas “race” et “classe” : au contraire, ils et elles montrent, en mobilisant la notion d’intersectionnalité, que les discriminations, tout comme les avantages (être PERÇU comme blanc dans certaines régions du monde, être d’une classe supérieure, etc.), peuvent se croiser et que la PERCEPTION de la couleur de peau doit notamment être prise en compte, monnayant une contextualisation géographique, sociale, historique…sans que cette prise en compte ne soit essentialisée ou prédominante : tout l’enjeu des études dites intersectionnelles est de comprendre la discrimination, ou l’avantage, comme un TISSAGE fin de plusieurs éléments (race, classe mais aussi genre, âge, handicap, etc.) qui peuvent s’actualiser selon les moments, les situations (c’est mon cas) ; parfois, tout le temps :
Je ne rentrerai pas dans les détails extrêmement complexes et les travaux très fins qui animent aujourd’hui le champ intersectionnel, d’autant que certain.e.s préfèrent parler de “consubstantialité” ou d’ ”articulation” pour éviter de réifier les catégories mobilisées, comme si elles n’étaient pas elles-mêmes construites socialement. Vous trouverez dans cette note1Lila Belkacem, Amélie Le Renard et Myriam Paris, “Race” dans Juliette Rennes (dir.), Encyclopédie critique du genre, La Découverte, 2016 ; Maxime Cervulle, Dans le blanc des yeux, Éditions Amsterdam, 2013 ; Maxime Cervulle, Nelly Quemener et Florian Vörös, Matérialismes, culture et communication — Tome 2: Cultural Studies, théories féministes et décoloniales., Transvalor — Presses des mines, 2016 ; Patricia Hill Collins, Intersectionality as Critical Social Theory, Duke University Press Books, 2019 ; Angela Davis, Femmes, race et classe, des femmes ‑Antoinette Fouque, 2020 [1983]; Katouar Harchi, “L’intersectionnalité, une critique émancipatrice”, Libération, 28 octobre 2020 ; Jahjah Marc, “#Latinx : une poésie indigéniste, queer et polémique sur Instagram”, 7 avril 2020 ; Jahjah Marc, “Je suis noire, musulmane et grosse” : des corps indisciplinés sur Instagram”, 12 mars 2020 ; Soumaya Mestiri, Elucider l’intersectionnalité : Les raisons du féminisme noir, Vrin, 2020 ; Omar Slaouti et Olivier Le Cour Grandmaison, Racismes de France, La Découverte, 2020 ; Françoise Vergès, Un féminisme décolonial, La Fabrique, 2019 ; L’émission “Kiff ta race” avec Maxime Cervulle : “Les blancs ont-ils une couleur ?” et Gaby : “Le carrefour des intersections” ; enfin, cet appel à communications de la revue Itinéraires : “Race et discours. Langues, intersectionnalité, décolonialités”. quelques références pour aller plus loin.
Abolir le Code Jim
Dans son livre, Ruha Benjamin montre que les questions raciales et intersectionnelles sont étroitement liées à un ensemble de médiations techniques, de technologies numériques, qui font nos quotidiens : des stéréotypes raciaux, sexistes, classistes, validistes sont inscrits dans leur architecture même. Autrement dit : ces technologies reconduisent ou participent d’une division sociale de la société aux États-Unis.
A number of other examples illustrate algorithmic discrimination as an ongoing problem. When a graduate student searched for “unprofessional hairstyles for work,” she was shown photos of Black women; when she changed the search to “professional hairstyles for work,” she was presented with photos of White women. (Ruha Benjamin, p. 94)
La sociologue insiste sur un point important : le racisme n’est pas qu’une “construction sociale” (une rengaine des thèses constructivistes, souvent caricaturées cela dit) : c’est aussi une force de construction qui, à son tour, fabrique des systèmes oppressifs, les renforçant, et qui sont rendus possibles par des logiques sociales, affectives, politiques, techniques. Ainsi, une grande partie de la population est amenée à vivre dans l’espace imaginaire de personnes (les informaticiens) à l’origine de ces dispositifs.
Contrairement à d’autres travaux sur le même sujet2Virginia Eubanks, Automating Inequality: How High-Tech Tools Profile, Police, and Punish the Poor, St. Martin’s Publishing Group, 2018 ; Safiya Umoja Noble, Algorithms of Oppression: How Search Engines Reinforce Racism, New York University Press, 2018 ; Cathy O’Neil, Weapons of Math Destruction: How Big Data Increases Inequality and Threatens Democracy, Crown, 2016., Ruha Benjamin puise dans des exemples et des terrains très variés en histoire, science-fiction, séries dystopiques, actualité informatique pour montrer l’ampleur de la situation. Un exemple parmi d’autres : une “application” (Citizen), qui permet à des citoyens de signaler des problèmes, ou ce qu’ils estiment être des problèmes…comme des rassemblements de personnes de couleur noire sur des pelouses, en train de pique-niquer. Autres exemples cités par la chercheuse :
- Une base de données de criminels composées exclusivement de noir, de latinos…et de bébés, censés être des membres de gangs.
- Un concours de beauté jugé par des robots (Beauty IA) qui n’ont élu que des candidats à la peau blanche…
- les algorithmes qui ont du mal à “s’interfacer” avec des créatifs noirs, notamment sur Instagram, qui sont peu mis en avant, contrairement aux artistes de couleur blanche.
- l’assistant vocal de Google Maps qui propose aux conducteurs de se rendre dans la rue “Malcom Ten” au lieu de “Malcom X”.
Ainsi, et c’est un point important, la technologie n’a pas qu’un “impact” sur la société (thèse déterministe paresseuse qui a envahi le discours journalistique et parfois même scientifique) : on a affaire à un tressage très fin, à un ajustement entre des médiations techniques, des normes, des valeurs, des stéréotypes dont nous avons du mal à comprendre qu’ils informent nos sens, nos yeux et nos modalités de reconnaissance des êtres qui peuplent l’espace social.
En travaillant ses terrains, la chercheuse forge un concept : “New Jim Code”, en référence aux lois Jim Crow à l’origine d’une ségrégation raciale et d’un système de castes aux États-Unis de 1877 à 1964. Or, pour une avocate comme Michelle Alexander, ce système n’a été aboli qu’en apparence : dans The New Jim Crow elle montre quelles formes nouvelles il prend.
La sociologue prolonge son travail en l’appliquant à la culture numérique : avec son nouveau concept (“New Code Jim”), elle désigne l’inscription dans le code de représentations stéréotypées sur le monde social, rendues objectives, naturalisées, séduisantes, par toute une “architecture” technique, sociale et graphique, à qui il est difficile de demander des comptes : applications, réseaux sociaux, se présentent à partir de listes, de formulaires, de médiations complexes, comme s’ils n’étaient pas conçus par des mains et des cerveaux.
Chaque chapitre de son livre présente différents cas, articulés à un sous-concept : la manière dont l’inégalité raciale est inscrite dans le traitement des données (engineered Inequity), la discrimination par défaut des personnes noires à cause de l’impensé socio-historique des ingénieurs (Default Discrimination), les différentes technologies qui les invisibilisent et les surveillent en même temps (Coded Exposure), la relative bienveillance dont elles font l’objet (Technological Benevolence) parce qu’elles rendraient un service utile. C’est le cas du UKBA’s Human Provenance : ce programme utilise des tests d’ascendance génétique pour examiner des demandes d’asile d’Afrique de l’est, suite aux doutes manifestés par les travailleurs sociaux…Pire : ces technologies racistes révèlent parfois des équipes complexes, par exemple entre le gouvernement zimbawé et la Chine, qui développe des algorithmes de reconnaissance pour classer les ethnies du pays…
Race as technology: this is an invitation to consider racism in relation to other forms of domination as not just an ideology or history, but as a set of technologies that generate patterns of social relations, and these become Black-boxed as natural, inevitable, automatic. (Ruha Benjamin, p. 44)
Ainsi, la chercheuse identifie les intrications morbides entre le racisme et un maître mot de la culture numérique et entrepreunariale, sans doute détournée de ses objectifs initiaux : l’ ”innovation”. En effet, on a tendance à oublier que ces dispositifs sont désirés et que, par conséquent, le racisme n’est pas qu’une abération injuste aux yeux de ses promotteurs inconscients : ils sont conçus dans des espaces qui les accueillent, les promeuvent, parce qu’ils permettent aux uns de dominer les autres, sans recouvrir la catégorie stéréotypée du “racisme” qui condamnerait aussitôt leurs “solutions” à leurs propres yeux. Au contraire, le racisme s’insinue dans de minuscules objets, dans de petits signes, qui le rend difficilement identifiable, d’autant plus que ces signes, ces objets, si anodins, invalident les discours antiracistes, auxquels on demande généralement de s’occuper des “vraies” causes.
Au contraire, cette pensée inscrite dans et travaillée par les technologies numériques s’insinue partout et prolonge une histoire longue des outils institutionnels, administratifs, scientifiques qui ont cherché à faire de la race une question biologique, naturelle, en établissant des distinctions entre les individus, les rendant opératoires par de menus signes, de menus formulaires, de tout petits objets en apparence inoffensifs (c’est tout le propos des Mythologies de Barthes). Autrement dit : la race, elle-même, est une technologie dont chaque époque se saisit, en mobilisant différents outils, pour en pérenniser la logique séparatiste, jouir des avantages qu’elle octroie.
Comment y faire face ? Comment abolir le New Code Jim ? Ruha Benjamin cite plusieurs initiatives réjouissantes dans un dernier chapitre (le 5ème) où elle rend hommage aux hackers, artistes, universitaires, citoyens, étudiants qui développent des “contre-conduites” comme dirait Foucault, c’est-à-dire un art de n’être pas tellement gouverné3Daniele Lorenzini, Éthique et politique de soi. Foucault, Hadot, Cavell et les techniques de l’ordinaire, Vrin, 2015. :
Appollition : lancée en 2017 par le cinéaste-artiste-chercheur Kortney Ryan Ziegler, l’application permet de payer collectivement les cautions des personnes pauvres et noires en prison, dont une partie est injustement accusée ou incarcérée pendant leur jugement. À l’inverse, l’application Promise, parainnée par Jay‑Z, ne ferait qu’actualiser le New Code Jim, selon Ruha Benjamin, dans la mesure où elle surveille chaque fait des personnes désincarcérées et ne cherche qu’à juguler le coût de l’enfermement pour le contribuable.
“Design Justice” : Ruha Benjamin participe également, comme d’autres (Anthony Masure, Nicolas Nova, Frédérique Krupa, Laurent Neyssensas, Laurence Allard et Alexandre Monin…), d’une refonte des méthodologies design, à partir desquelles s’élaborent aujourd’hui une partie des technologies numériques. Selon la sociologue (et j’ai pu souvent le vérifier), ces méthodologies convoquent une figure “universelle”, “idéale”, censée représenter le futur usager, qui est souvent valide, blanc, homme…Cas emblématique d’une pseudo objectivité, d’un impensé qui ne dit jamais quel point de vue il adopte parce qu’il pense ne pas en avoir. Certes, les “personas” ont été introduits en design pour juguler ces risques mais des études sociologiques récentes ont bien montré les problèmes qu’ils posaient (voir “Comment sont fabriqués les robots ?”). De mon côté, j’ai pu constater à quel point ces “personas” étaient mal conçus, pour différentes raisons : les conditions matérielles, temporelles, spatiales des exercices de co-conception d’artefacts (robots, interfaces, etc.) rendent difficiles le recours à cet outil, cependant intéressant. Ruha Benjamin semble plutôt se rallier du côté du “Design Justice”, développé par Sasha Costanza-Chock : ce courant rassemble aujourd’hui une communauté grandissante de designers, sensibles aux questions intersectionnelles. À juste titre, Ruha Benjamin fait cependant remarquer qu’il ne faut pas seulement travailler sur les discriminations, auxquelles participent ces méthodologies, mais également sur le système dont elles sont des occurrences (l’innovation entrepreneuriale, le capitalisme des plateformes).
Algorithmic Justice League : cette organisation mène des audits auprès des entreprises, à partir de méthodologies artistiques et scientifiques, pour faire entendre la voix de communautés intersectionnelles et éviter la reconduction de préjugés racistes, sexistes, validistes, classicistes au sein des algorithmes.
Our Data Bodies : ce petit collectif de personnes racisées s’intéresse à la manière dont les données de communautés fragilisées et marginalisées sont collectées dans des régions comme Charlotte, la Caroline du Nord, Detroit, Michigan, Los Angeles. Le collectif a publié un livre important sur la question (“Digital Defense Playbook”) et sur les contre-conduites possibles.
Conversations avec…
C’est un livre important, qui a déjà connu des précédents (voir la bibliographie), mais Ruha Benjamin se distingue par sa maîtrise méthodologique et par sa connaissance des milieux et des métiers de la culture numérique. Pour la travailler, elle développe ce qu’elle appelle une “description fine” (thin description), par opposition à la “description dense” de l’anthropologue Geertz, qui cherche les “toiles de sens”, c’est-à-dire tout ce dont nous avons besoin pour comprendre une action humaine ; ses jeux de langage, pour citer Wittgenstein.
L’approche “fine” lui permet, au contraire, d’être au plus près de son sujet, en travaillant de manière socio-phénoménologique et critique (voir “Séminaire critique des cultures numériques”), en prêtant une attention à ce qui se rend visible par le code informatique, de la même manière que la couleur de peau manifeste l’ordre social. C’est aussi un acte politique et asymétrique : alors que le Code Jim s’infiltre dans tous les pans du quotidien, la description fine refuse de le suivre ; elle exprime des limites, notamment dans la captation de “données”, quitte à perdre en détails et à se priver de certains terrains de recherche.
Quelques limites cependant : de sensibilité sémiotique, phénoménologique et ethnométhodologique, je crois, comme d’autres, que nous n’avons pas nécessairement besoin d’ouvrir les “boîtes noires” pour accéder à un ordre du réel qui nous serait caché (le code informatique, par exemple). C’est plutôt notre oeil qu’il nous faut aiguiser, en développant des méthodologies et des concepts capables de nous aider à voir le visible. En ce sens, l’étude des interfaces, comme le feraient les Software Studies, peut suffire — Ruha Benjamin semble finalement plus proche de ce courant. J’ai cependant l’intuition d’un rendez-vous important et manqué avec les Critical Code Studies, qu’on pourrait poser ainsi : quels concepts des race studies pourraient nous aider à mener une herméneutique alternative, intersectionnelle et décoloniale du code informatique ?
ce ne sont pas seulement des entités matérielles qui s’assemblent dans les [technolgies], mais plutôt une collection hétérogène d’éléments discursifs et de pratiques qui regroupent, sans privilégier une modalité particulière, l’affectif, le politique, l’institutionnel et le biologique.” (Margarit Shildrick cité par Dalibert, p. 637.).
Pour finir, un point souvent oublié : il n’y a pas que des humains derrière le code informatique, avec leurs valeurs, leurs imaginaires, leurs stéréotypes…Le code informatique est un être à part entière (Doueihi), un agencement d’instructions mathématiques, de techniques informatiques mais également de règles juridiques, d’habitudes, de pratiques, de normes, d’ajustements politiques, d’opportunités financières et sociales qui finit par produire une réalité autonome, capable de nous déposséder de notre puissance d’agir. C’est pourquoi l’anthropologie écologique ou ontologique sera utile pour nous aider à comprendre à quel type d’agentivité nous avons réellement affaire et comment communiquer diplomatiquement avec elle.
Bibliographie non exhaustive
Ci-dessous une bibliographie non exhaustive de quelques travaux qui articulent des questions de race, genre, classe, validisme avec la culture numérique (j’ai également intégré d’autres références citées en notes). Ce sont des études que je connaissais déjà ou que j’ai identifiées récemment à partir de ma vieille scientifique. Vous y trouverez également des références sur les pays dits arabes, la Corée, l’Inde, la Chine, la Colombie…la perspective intersectionnelle est d’autant plus puissante lorsqu’elle se fait décoloniale.
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Robert Sparrow, “Robotics Has a Race Problem”, Science, Technology, & Human Values, 45(3), 2020, p. 538‑560.
Michael Stambolis-Ruhstorfer, “Queer Families Online: The Internet as a Resource for Accessing and Facilitating Surrogacy and ART in France and The United States”, in Access to Assisted Reproductive Technologies: The Case of France and Belgium, 2020.
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Verity Trott, “Networked feminism: counterpublics and the intersectional issues of #MeToo”, Feminist Media Studies, 2020, p. 1‑18.
Jennifer Vardeman et Amanda Sebesta, “The problem of intersectionality as an approach to digital activism: the Women’s March on Washington’s attempt to unite all women”, Journal of Public Relations Research, 2020, p. 1‑23.
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Brianna I. Wiens et Shana MacDonald, “Feminist futures: #MeToo’s possibilities as poiesis, techné, and pharmakon”, Feminist Media Studies, 2020, p. 1‑17.
Notes
1. | ↑ | Lila Belkacem, Amélie Le Renard et Myriam Paris, “Race” dans Juliette Rennes (dir.), Encyclopédie critique du genre, La Découverte, 2016 ; Maxime Cervulle, Dans le blanc des yeux, Éditions Amsterdam, 2013 ; Maxime Cervulle, Nelly Quemener et Florian Vörös, Matérialismes, culture et communication — Tome 2: Cultural Studies, théories féministes et décoloniales., Transvalor — Presses des mines, 2016 ; Patricia Hill Collins, Intersectionality as Critical Social Theory, Duke University Press Books, 2019 ; Angela Davis, Femmes, race et classe, des femmes ‑Antoinette Fouque, 2020 [1983]; Katouar Harchi, “L’intersectionnalité, une critique émancipatrice”, Libération, 28 octobre 2020 ; Jahjah Marc, “#Latinx : une poésie indigéniste, queer et polémique sur Instagram”, 7 avril 2020 ; Jahjah Marc, “Je suis noire, musulmane et grosse” : des corps indisciplinés sur Instagram”, 12 mars 2020 ; Soumaya Mestiri, Elucider l’intersectionnalité : Les raisons du féminisme noir, Vrin, 2020 ; Omar Slaouti et Olivier Le Cour Grandmaison, Racismes de France, La Découverte, 2020 ; Françoise Vergès, Un féminisme décolonial, La Fabrique, 2019 ; L’émission “Kiff ta race” avec Maxime Cervulle : “Les blancs ont-ils une couleur ?” et Gaby : “Le carrefour des intersections” ; enfin, cet appel à communications de la revue Itinéraires : “Race et discours. Langues, intersectionnalité, décolonialités”. |
2. | ↑ | Virginia Eubanks, Automating Inequality: How High-Tech Tools Profile, Police, and Punish the Poor, St. Martin’s Publishing Group, 2018 ; Safiya Umoja Noble, Algorithms of Oppression: How Search Engines Reinforce Racism, New York University Press, 2018 ; Cathy O’Neil, Weapons of Math Destruction: How Big Data Increases Inequality and Threatens Democracy, Crown, 2016. |
3. | ↑ | Daniele Lorenzini, Éthique et politique de soi. Foucault, Hadot, Cavell et les techniques de l’ordinaire, Vrin, 2015. |