Le geste d’Anas, l’immolation de cet étudiant lyonnais, a immédiatement été disqualifié par le gouvernement d’Emmanuel Macron (voir la chronique de Clément Vicktorovitch), malgré une revendication claire. Cette désignification constitue une mythologie, au sens de Barthes : c’est une parole volée ou une parole qu’on tente de nous voler pour la soustraire au débat public en invoquant ici des causes psychologiques pour cacher ses réelles intentions (dénoncer la précarisation des étudiant.e.s).
Dans ce court billet, je souhaite contribuer, comme tant d’autres, à la resignification de ce geste pour retrouver ma charge émotive, mon inquiétude et mon action : comment comprendre notre (ma) sidération, notre (mon) incapacité à agir, à nous fédérer et nous organiser face à un tel acte ? Ce geste résonne d’autant plus aujourd’hui que la réforme libérale des retraites risque de fragiliser considérablement les étudiant.e.s en leur demandant de devenir des auto-entrepreneurs de leur vie, comme le rappelait justement la philosophe Barbara Stiegler le 13 janvier dernier face à deux privilégiés, face à deux libéraux béats.
Comprendre un geste
Avant de proposer quelques hypothèses face à notre difficulté à nous mobiliser (mais qui est ce “nous” ?), il nous faut donc comprendre ce geste. Je vois trois éléments à prendre en compte :
Les raisons d’Anas, exprimées dans sa lettre : même s’il est difficile de manipuler un tel document, comme le ferait une analyse du discours classique, on (je) doit (dois) faire l’effort de le décrire parce qu’il nous a été volé — la description a ici une valeur politique, au sens platonicien : elle consiste à démêler ce qui a été abusivement noué. Car dans sa lettre, Anas pose la scène énonciative sans aucune ambiguïté : un temps (“Aujourd’hui”), un espace (“un lieu politique”) et des acteurs (“Macron, Hollande, Sarkozy et l’UE”) sont identifiés. Ce processus est caractéristique de l’embrayage et de la sémantique de l’action1Voir Patrick Pharo et Louis Quéré (dir.), Les Formes de l’action, Éditions de l’EHESS, 1990. : il consiste à “mettre en discours” et “en intrigue” ce qui a été vécu par un individu en recourant à un réseau conceptuel (qui ? quoi ? pourquoi ? contre qui ? où ? quand ? etc.). Autrement dit : si cette lettre peut sembler méthodique, ordonnée, maîtrisée, c’est parce qu’elle est politique ; c’est parce qu’elle relève d’un ordre, d’une intention. L’émotion ou l’effroi qu’elle suscite naît de cette tension entre ce qui a été vécu par ce jeune homme (ses conditions précaires) et la mise en récit méthodique de ce vécu. Nier cette tension, cette dialectique, c’est-à-dire l’embrayage et par conséquent la mise en ordre de son expérience vécue dans un geste politique, a une conséquence lourde : nous priver d’un effroi durable, capable de nous habiter.
La parole d’un corps : comme l’a montré le Professeur Marwan Kraidy à propos des révolutions (dites) arabes, ce type de geste relève de “l’insurrection créative”. Dans des espaces où la parole est confisquée, le corps devient un support performatif : il permet à des individus de porter une revendication, de la rendre visible, en faisant avec les ressources à leur disposition. Or, le corps est ce qui appartient encore aux plus démunis (quand il n’est pas colonisé par des imaginaires sexistes ou racistes) ; c’est la raison pour laquelle il est tragiquement investi comme un média, transformant le corps de l’individu en corps héroïque, capable de dépasser ses propres limites corporelles pour une cause.
L’immolation : ce n’est pas un hasard si le feu est choisi pour “faire parler” le corps. Depuis Empédocle, l’immolation relève d’un processus paradoxal qui consiste à dire en taisant, à incarner en désincarnant, à rendre visible en invisibilisant, à matérialiser en détruisant… Comme l’a décrit Bachelard, qui a mis au jour “le complexe d’Empédocle”, la destruction par le feu relie l’homme sans histoire à la grande histoire : le feu trouve un destin aux hommes privés d’avenir. Ne voir dans l’immolation qu’un spectacle efficace destiné aux médias, c’est manquer le sens d’un tel geste et faire preuve d’une mauvaise foi indécente quant à sa nature politique.
L’oubli d’autrui
La resignification de cette parole volée ne suffit cependant pas à nous la restituer dans sa plénitude. Pourquoi ? On peut avancer plusieurs hypothèses grâce au livre précieux d’Estelle Ferrarese (La Fragilité du souci des autres, ENS de Lyon, 2018), professeure de philosophie à l’Université Picardie Jules-Verne. En articulant l’éthique du care et la théorie critique du capitalisme et des industries culturelles de l’Ecole de Francfort (Adorno, Horkheimer, Benjamin), la chercheuse identifie un certain nombre de processus de réification qui fragilisent notre capacité à nous inquiéter, à prendre en compte la détresse de l’autre :
L’atrophie de l’expérience vécue : la narration médiatique d’un événement, aussi tragique soit-il, empêche sa transformation en expérience vécue (Benjamin), du fait de l’impossibilité de relier différentes échelles temporelles — selon son propre rythme — et à cause d’une réification du langage dans des formes stéréotypées (Adorno). Ainsi, l’immolation d’un étudiant est vécu sur un mode instrumental et ne laisse place qu’au choc du présent, suivi de rituels désincarnés et désengagés (effets d’annonce, entretiens sur les plateaux télé, prises de parole du gouvernement).
La commensurabilité : dans une société industrialisée, marchandisée et capitaliste, tout se vaut, tout est équivalent, symétrique (Horkheimer). Tel individu vaut tel autre, telle situation est comparable à telle autre, le singulier est systématiquement généralisé. Ainsi, le geste d’Anas ne releverait, selon le gouvernement, que de la psychiatrie ou de la psychologie pour qui “la souffrance est transformée en symptôme” (Ferrarese). Ce qu’on traite alors n’est pas la détresse d’un individu, d’un particulier, mais une donnée parmi d’autres : un cas clinique.
Fantasmagorie et fétichisme : la marchandisation, l’acquisition effrénée de biens réduisent l’imagination et le désir au prestige de cette marchandisation et de ces biens. Autrement dit : elles constituent une fascination hypnothique et masquent l’énergie qui a été nécessaire à l’élaboration de ces biens, notamment la violence subie par les corps. Dans le cas de l’immolation, la fascination de l’image absente conduit à un flot de paroles médiatiques qui nie ce que le corps a eu à subir ; le prix payé pour cela.
La conservation de soi : la froideur, l’insensibilité à la détresse de l’autre, est corrélative à l’intelligence, à ses stratégies et ruses pour maintenir l’individu en vie. Il puise ainsi dans son environnement pour en triompher, à la manière d’Ulysse. Cette nature, qui s’inscrit dans le devenir de l’espèce, est certes amoindrie ou atténuée par la civilité, l’ensemble des règles que nous avons inventées pour vivre les uns avec les autres. Mais elle est néanmoins requise pour continuer à vivre. Or, et c’est là tout l’intérêt des thèses d’Adorno, cette “nature” est largement indexée sur des logiques socio-historiques dont le capitalisme serait le point culminant. Autrement dit : il existe sans doute un moyen de l’infléchir.
On pourrait sans doute avancer d’autres hypothèses, plus spécifiquement liées à la culture numérique :
La conscription : comme l’a bien montré Gustavo Gomez Mejia, qui a forgé ce concept, la conscription (le fait d’écrire ensemble des données hétérogènes : son propre nom avec une marque en activant le bouton “like”, par exemple) a pour effet de sérialiser les identités et les informations sur le web contemporain. Pris dans des logiques statistiques, écrites avec d’autres informations, elles sont désingularisées : une immolation peut ainsi côtoyer le dernier ragot de télé-réalité.
Les localités algorithmiques : nous vivons toujours dans des localités de sens (Schütz) qui peuvent certes bénéficier de translocalité2Dorothy Smith, L’ethnographie institutionnelle. Une sociologie pour les gens, Paris, Economica, coll. “Études sociologiques”, 2018., comme lorsqu’un document, sur lequel sont inscrites nos données de patient, passent d’un service à un autre. Comme l’ont déjà bien montré des chercheurs.cheuses, les algorithmes informatiques fabriquent cependant des translocalités illusoires : nos gestes, nos “actions scripturales” créent des espaces à notre mesure ou sur mesure ; elles reposent sur du même étendu ; nous poussons les murs de nos propres chambres. Dans ces conditions, une information comme l’immolation d’un jeune homme est vite resignifiée à partir de la localité de sens de l’individu, matériellement renforcée. Il n’y a pas de déterminsme évidemment et les supports d’information sont nombreux, en dialogue ; mais on peut du moins garder cette hypothèse pour expliquer, provisoirement et prudemment, les réactions timorées ou minorées quant au geste de cet étudiant.
Habiter la détresse de l’autre
Malgré ces processus de réification, Estelle Ferrarese remarque cependant “un souci fragile mais incarné pour les autres” dont sont capables les femmes, du fait de leur socialisation, de la violence et de la précarité qu’elles subissent structurellement, au quotidien et qui les rend d’autant plus sensibles à la précarisation et à la fragilité — c’est tout le paradoxe du care : il est à la fois le résultat, la conséquence froide de la domination patriarcale et ce qui lui échappe.
Ici, les théories de Francfort rejoignent l’éthique du care, notamment développée par Gilligan (Une voix différente), Tronto (Un monde vulnérable), Dorlin (Se défendre. Une philosophie de la violence), Paperman et Laugier (Le souci des autres. Éthique et politique du care) : en montrant que le “care” est au coeur de toutes nos relations sociales, qui ne tiendraient pas sans attention et maintenance, elles ont redonné de la dignité à des métiers, à des gestes, à des paroles invisibilisés, méprisés. Plus précisément, le care est une compétence phénoménologique : il permet de voir ce qui compte, ce qui est important et que nous ne voyons pas, du fait de l’habitude, des forces qui nous traversent, de notre socialisation et sociabilisation. C’est pourquoi on peut bien parler d’éthique, dans le sens que lui donnent des penseurs.seuses comme Illan Illich : ils désignent ainsi la formation personnelle, technique et sociale de l’individu qui informe son regard, le rend sensible à certains phénomènes et insensible à d’autres.
L’insensibilité peut donc être suspendue, à plusieurs conditions. Cette suspension nécessite d’abord de se détourner suffisamment de soi-même pour accueillir l’autre, comme le remarque une spécialiste de Simone Weil, de se défaire de ses privilèges, d’en prendre au moins conscience, pour considérer la détresse des sans-voix, de ceux qui n’ont même pas l’espace intime pour s’entendre eux-mêmes ; ils n’ont pas les mots ou les mots qu’ils ont sont inaudibles. À ce moment, nous devenons des allié.e.s, que nous soyons hommes ou femmes d’ailleurs (c’est en partie le sens du “féminisme décolonial” de Françoise Vergès) : nous nous servons de nos privilèges raciaux, économiques, sociaux pour mettre en avant, rendre possible la parole de l’autre, non pas en lui donnant du sens — elle en a déjà — mais en lui donnant les moyens de faire sens sans tomber dans le paternalisme, en restant dans les coulisses, sans chercher à imposer nos thématiques, nos points de vue, nos valeurs prétendument universelles. L’autre condition, à mon avis, a bien été identifiée par Barthes dans ses Mythologies, avec qui je fermerai ce billet : on ne peut pas continuer à se donner bonne conscience en se déchargeant sur l’action intermédiaire (un disque acheté pour les restos du coeur et à l’année prochaine), comme je le fais parfois moi-même (un RT sur Twitter et voilà) ; réflexe bourgeois.
Notes
1. | ↑ | Voir Patrick Pharo et Louis Quéré (dir.), Les Formes de l’action, Éditions de l’EHESS, 1990. |
2. | ↑ | Dorothy Smith, L’ethnographie institutionnelle. Une sociologie pour les gens, Paris, Economica, coll. “Études sociologiques”, 2018. |