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Dernièrement, j’étais en train de consulter un message privé sur Facebook, tout en écoutant un ami. À un moment donné, dans un état de flottement cognitif, je lui ai demandé : “Tu vas voir quoi ?” Question qu’il a accueillie avec étonnement, puisque notre conversation ne portait pas sur ce sujet ; je répondais oralement au message privé que je regardais en même temps sur Facebook.
Situation anodine sans doute et assez courante : dans Les Cadres de l’expérience, Goffman1Everin Goffman, Les Cadres de l’expérience, Editions de Minuit, 1991. décrit un processus semblable, au cours duquel, croyant entendre sonner son téléphone, une personne le décroche, avant de découvrir que la sonnerie provient du film qu’il regarde. On peut certes analyser de tels phénomènes à partir de la théorie des cadres (frame analysis), particulièrement puissante pour mettre au jour les perturbations cognitives et les ruses de l’intelligence, comme les “fake news”, destinées à tromper la vigilance des individus. Il me semble pourtant qu’un autre concept serait ici opportun et sans doute tout aussi pertinent, articulé à une approche communicationnelle.
Qu’est-ce qu’une unité d’empiètement ?
Dans La Phénoménologie de la perception, Merleau-Ponty2Cf. l’entrée “Empiètement” dans Le Vocabulaire de Merleau-Ponty, Ellipses, 2001. décrit en ces termes un phénomène assez banal : “je pense dans ce passé proche, ou encore ma pensée d’hier passe dans celle d’aujourd’hui”. Ce qu’il nomme alors “unité d’empiètement” est la capacité d’une cognition à se maintenir, à persister, alors même qu’elle n’est plus liée à l’espace et au temps où elle est née. Bien évidemment, cette continuité est faite de différences : ce qui se repète ne se répète pas de la même manière ; ce à quoi je pense depuis hier s’est déjà métamorphosé, a déjà pris une autre forme, même si j’ai parfois l’impression de tourner en rond (c’est le cas des ruminations). Ainsi, je me marche dessus : les frontières de mon espace s’amenuisent, à mesure que l’empiètement s’agrandit ; elles passent les unes dans les autres ; la carte déborde sur le territoire.
Si je reprends l’exemple ci-dessus (“Tu vas voir quoi ?”), il y a bien empiètement : alors que je suis avec un ami, dans une situation de communication donnée — dans un autre cadre de l’expérience -, une question surgit, qui n’a strictement rien à voir avec ladite situation. L’énoncé empiète sur l’interaction, à tel point qu’il m’a fallu “rattraper le coup” : l’ami s’est bien rendu compte que la question n’était pas appropriée à la situation ; nous avons expérimenté ce que Goffman appellerait une rupture de cadre momentanée. Même si elle persiste, les conséquences de la question diffèrent donc : il y a différence dans la répétition et nécessité de retrouver l’ordre de l’interaction en mobilisant des ressources diplomatiques.
Un ajustement d’espaces, de gestes, de normes
Avant de caractériser plus finement cette unité d’empiètement, qui ne rassemble pas tout à fait à ce que Merleau-Ponty décrit (mais suffisamment pour qu’on la teste en ses termes), j’aimerais d’abord comprendre pourquoi et comment une telle situation est possible. Difficile a contrario d’imaginer la même chose avec un livre qui se présenterait sans ambiguïté comme tel : il est rare que nous nous permettions de nous isoler ou de manifester ce type d’activité, au cours même d’une interaction, alors qu’une personne nous parle. Pourquoi est-ce possible avec un téléphone ? Sans doute pour plusieurs raisons :
comme l’ont déjà bien montré les historiens du livre et les sémioticiens, la forme induit le sens : en voyant un objet, nous savons déjà dans quel type de situation sociale il peut être introduit et quelle est sa nature médiatique (magazine, roman, etc.). Or, le téléphone, depuis qu’il concentre un grand nombre d’activités (appeler, envoyer un message, vérifier une information, etc.), ne permet plus de présupposer à quoi se livre notre interlocuteur (d’autant que nous procédons souvent de la même façon). Plus que le téléphone, c’est l’écran d’ordinateur qui est en jeu : il se présente comme un unimédia3Yves Jeanneret et Emmanuel Souchier, “Pour une poétique de l’écrit d’écran”, Xoana, n°6–7, 1999., c’est-à-dire comme un média qui rassemble ou incorpore tous les autres, en leur imposant sa logique, technique certes, sémiotique certes, mais également sociale.
En effet, même si cet objet technique rend difficilement lisibles les actions et les intentions de notre interlocuteur, il ne les autorise pas toutes et sous n’importe quelle condition : nous nous sommes déjà tous fait recadrer, alors que nous consultions notre téléphone dans une situation qui n’était pas appropriée. Si ces situations sont de plus en plus poreuses et multiples, elles sont néanmoins normées : elles ont vu émerger des techniques corporelles4dans l’espace social (regarder son téléphone en marchant ou en soirée) qui ont fait l’objet d’une négociation implicite (je relève de temps en temps ma tête pour éviter la collision, je me glisse dans un coin pour consulter mes messages ou sous la table, etc.).
Ainsi, si cette situation est possible, c’est parce qu’elle fait sens, sans qu’il n’ait besoin de préciser les modalités de son exercice : c’est une convention naturalisée. Et si elle fait sens, c’est parce qu’elle a fait l’objet d’un processus d’ajustement entre l’objet technique, des pratiques, des gestes et un ordre social.
Pour autant, cette situation reste potentiellement problématique : c’est la raison pour laquelle mon pote m’a demandé de préciser ce que j’entendais par là. Dans cette perspective, on définira un possible comme une occasion de faire sens4Sandra Laugier, Recommencer la philosophie : Stanley Cavell et la philosophie en Amérique, Vrin, 2014.: les parties s’ajustent, cherchent les moyens par lesquels se rencontrer ; elles tâtonnent littéralement pour se comprendre ; elles suivent leurs lignes de croissance.
Les objets techniques sont eux-mêmes des occasions de faire sens : introduits progressivement dans l’espace social, ils ont une valeur heuristique ; ils redéfinissent sourdement, lentement, la manière dont nous interagissons, en nous obligeant à préciser ce qui avait été naturalisé à force d’habitude. Ainsi, l’introduction d’un objet technique peut se décrire comme une lutte entre les unités d’empiètement (le continuum de nos gestes, cognitions, espaces) et les ruptures de cadre (la perception que la situation où ils sont introduits dissonne, au moins provisoirement). Ces moments de dissonnance sont précisément le moment où ils apparaissent dans leurs modalités techniques et sociales.
Un empiètement formel, ergodique, expérientiel
Dans le cadre de Facebook Messenger, nous n’avons pas tout à fait affaire à un objet technique ; nous n’avons pas non plus tout à fait affaire à une unité d’empiètement, au sens où l’entend Merleau-Ponty sous son aspect cognitif. Pour le dire en termes techniques, nous avons plutôt affaire à une unité d’empiètement formelle, ergodique et expérientielle.
Tout espace d’écriture, comme Facebook Messenger, peut se décrire à partir de trois plans, identifiés par la sémiotique de l’écriture et des supports 5Eleni Mitropoulou et Nicole Pignier, Interroger les supports ? Matières, formes et corps, Communication & Langages, n° 182, décembre 2014.
- le plan matériel : propriétés de l’objet technique (volume, poids, taille, etc.) sur lequel peut se lire un énoncé (un livre, par exemple) ;
- le plan formel : distribution des signes ou des énoncés dans l’espace de l’objet technique (une page, par exemple)
- le plan ergodique : parcours de lecture, gestes possibles (feuilleter, bouger, etc.).
Chacun de ces plans a une fonction spécifique qui permet de décrire la plupart des supports d’écriture et de lecture : en s’interpénétrant selon diverses modalités, ils rendent visibles des caractéristiques propres, des stratégies, pour ne pas dire des programmes de vérité. Dans le cas de Facebook Messenger, par exemple, le support matériel cherche à s’invibiliser, comme en témoigne la page de présentation du dispositif (“la même expérience sur tous les appareils”). En s’effaçant au profit du support formel et ergodique, le dispositif souhaite manifestement faire la démonstration de sa transparence et de sa facilité en hystérisant l’usage (le mode d’interaction et les fonctionnalités), comme si les signes pouvaient passer d’un support à l’autre sans déperdition, comme si le geste et le support formel étaient eux-mêmes suffisants.
Unité d’empiètement et rupture de cadre
Cette prédilection pour le support formel et ergodique, au détriment du support matériel, n’est pas sans conséquence : tout fonctionne comme si la tension entre les unités d’empiètement et les ruptures de cadre s’amenuisait. Dit autrement : même s’il y a encore dissonnance dans les situations de communication (ou rupture de cadre : je me rends compte d’un dysfonctionnement, de quelque chose d’inhabituel dans une routine d’activité), le risque est de progressivement perdre l’occasion de faire sens, c’est-à-dire de nous interroger sur les modalités d’exercice de ces objets dans les situations sociales, qui doivent rester de petits mondes fragiles, menacés de rompre à tout moment ; bref, le risque est le compromis.
Le deuxième risque, peut-être plus important, est l’acceptation de son invisibilisation : les unités d’empiètement s’incorporent si bien à nos espaces, à nos gestes et à nos routines, que nous ne prêtons plus vraiment garde à ce qu’elles piétinent. Or, les signes et les gestes servent une entreprise d’empiètement dans ce type de dispositif, pour ne pas dire de colonisation des espaces, si bien qu’il devient impossible de croire encore à une opposition entre “hors ligne” et “en ligne”, entre “vie réelle” et “virtuelle” ; l’empiètement sert des objectifs publicitaires et marchands.
Retrouver l’étrangeté de notre voix
C’est peut-être la raison pour laquelle les artistes ont un rôle fondamental à jouer, pour répondre à cet empiètement et à cette naturalisation des gestes. Il y a quelques années, j’avais été séduit par le travail de Jason Nelson qui dissémine encore aujourd’hui des textes poétiques partout sur le web et notamment dans des espaces fonctionnels, utilitaristes et marchands comme les pages produits d’Amazon ou les Google Forums.
Ce travail peut se lire comme une unité d’empiètement qui cherche à créer une rupture de cadre dans une expérience routinisée et attendue : alors qu’il pense lire un commentaire sur un produit, le lecteur découvre progressivement qu’il a affaire à un texte poétique, qui déjoue son horizon d’attente ; il fait l’expérience d’une rupture de cadre : la situation de communication dissone.
C’est tout le travail que mènent peut-être aujourd’hui des auteur.e.s de littérature sur Facebook, qui surgissent petit à petit, dans un fatras de formes et d’énoncés, faisant entendre leurs petites ritournelles, empiétant petit à petit sur nos fils d’actualité, pour nous obliger à repenser la manière dont nous avons naturalisé cet espace de communication et à retrouver l’étrangeté de notre voix.
Notes
1. | ↑ | Everin Goffman, Les Cadres de l’expérience, Editions de Minuit, 1991. |
2. | ↑ | Cf. l’entrée “Empiètement” dans Le Vocabulaire de Merleau-Ponty, Ellipses, 2001. |
3. | ↑ | Yves Jeanneret et Emmanuel Souchier, “Pour une poétique de l’écrit d’écran”, Xoana, n°6–7, 1999. |
4. | ↑ | Sandra Laugier, Recommencer la philosophie : Stanley Cavell et la philosophie en Amérique, Vrin, 2014. |
5. | ↑ | Eleni Mitropoulou et Nicole Pignier, Interroger les supports ? Matières, formes et corps, Communication & Langages, n° 182, décembre 2014. |