Sommaire
(À mes étudiant.e.s)
On trouve aujourd’hui de nombreux et excellents articles sur les “fakes news” (chez Louise qui nous a malheureusement quittés, chez Olivier, chez Marcelo, par exemple) et toutes les questions qu’elles soulèvent (pertinence du vocabulaire, rapport à la vérité, à l’autorité, au fait, à la matérialité de l’information, etc.).
Ce n’est pas mon domaine de recherche mais j’ai eu l’occasion d’y réfléchir rapidement dans une table ronde à la Roche-sur-Yon, dans une autre à Montréal pendant “La semaine numérique 2019″, les cours que je donne et des contributions universitaires (“Une arène littéraire sur Internet”, “Du “Web 2.0” à “Candide 2.0””). J’en tire dans cette série quelques éléments théoriques, méthodologiques et pédagogiques.
Qu’est-ce qu’une ruse ?
À bien des égards, les “fake news” s’apparentent à la description que font Marcel Detienne et Jean-Pierre Vernant de la mètis grecque (ou ruses de l’intelligence) dans un livre classique et magistral1Marcel Detienne et Jean-Pierre Vernant, Les Ruses de l’intelligence : la Mètis des Grecs, Paris, Éditions Flammarion, 1974.. Qu’est-ce qu’une ruse ? C’est l’ensemble des savoir-faire que déploie un acteur pour “atteindre le but visé”, “en tâtonnant et par conjecture” (p. 10) : la mètis implique l’intuition, l’adaptation, l’agilité face à l’imprévu.
Seiches et poulpes sont de pures apories, et la nuit qu’ils sécrètent, une nuit sans issue, sans chemin, est l’image la plus achevée de leur mètis […] nuage de nuit où se brouillent et se confondent toutes les routes de la mer (p. 46, p. 165)
Poulpe, renard et seiche
Les ruses ne sont pas propres aux humains : les plantes et les animaux y ont aussi recours. Detienne et Vernant identifient quelques ruses animales :
- Polymorphie : “C’est par la capacité de revêtir toutes les formes sans rester prisonnier d’aucune que se définit chez le poulpe […] une mètis dont la souplesse ne paraît se plier aux circonstances que pour les dominer plus sûrement” (p. 49)
- Entrelacement : “Lien vivant qui se plie, se déplie, se retourne sur lui-même, à volonté, le renard comme le poulpe est un maître des liens : rien ne peut l’enserrer, il peut tout saisir. Les liens sont les armes privilégiées de la mètis. Tresser et tordre sont des maîtres mots de son vocabulaire.” (p. 49)
- Retournement : “[Le] renard a le secret d’un renversement, qui est le fin mot de son astuce […] lorsque l’aigle fond sur lui, le renard brusquement se renverse. L’aigle est dupé, sa proie lui échappe, les positions sont inversées. […] S’il se renverse, c’est parce qu’il est lui même, comme la mètis, puissance de retournement” (p. 43, 44, 45)
- Désorientation : “Seiches et poulpes sont de pures apories, et la nuit qu’ils sécrètent, une nuit sans issue, sans chemin, est l’image la plus achevée de leur mètis […] nuage de nuit où se brouillent et se confondent toutes les routes de la mer” (p. 46, p. 165)
Avec mes étudiant.e.s, je travaille souvent avec ce bestiaire en leur demandant d’incarner une ruse animale. Ils s’en sortent très bien parce qu’ils les expérimentent chaque jour : Internet est plein de petites ruses à déjouer comme l’avait déjà montré le regretté Dominique Cotte au début des années 2000.
Les “fake news” pourraient d’abord être travaillées — au moins pédagogiquement — à partir de ce concept. Je ne discute pas maintenant le bien-fondé de cette appellation et toutes les conséquences épistémologiques qu’elle pose : pour les identifier, je pars de la manière dont elles sont socialement qualifiées, comme le ferait un philosophe du langage ordinaire comme Wittgenstein, avant d’en retravailler la texture ; nous ne pouvons pas procéder autrement que par tâtonnement et qu’en rabotant. De la centaine d’articles que j’ai lus sur les “fake news”, ou ce qui est désigné comme tel, j’en retiens aléatoirement deux en rouvrant mes archives, pour montrer que la notion de “ruse” est globalement applicable, monnayant sans doute des ajustements et une requalification :
Le parfum “toxique” pour tuer les musulmans : en août 2017, l’armée algérienne aurait fait circuler une note au sujet d’un parfum capable de tuer en quelques jours son porteur. Le but de ses inventeurs seraient de combattre les musulmans. Cette information a évidemment été reprise par la télévision arabe et sur les “réseaux sociaux” avant d’être réfutée par le Ministère du Commerce.
#Macronleaks : avant le second tour de l’élection présidentielle de 2017, des documents ont circulé sur Macron et son mouvement (“En marche”) pour l’accabler, relayés par la fondation wikileaks et Floriant Philippot, alors second du parti. Journalistes, internautes se sont intéressés à ces documents et ont révélé le caractère trompeur de certains d’entre eux (dont la capture d’écran d’un sms soi-disant envoyé aux membres d’ ”En marche” pour parasiter une manifestation de Marine LePen). Comme à son habitude, le FN a exploité ce renversement de situation, affirmant que si les internautes y avaient cru, c’est sans doute que Macron n’était pas vierge de tout soupçon.
La première “fake news” est une ruse classique, sans doute la plus fréquente sur Internet : la ruse de la seiche. Elle consiste à tromper la vigilance de la proie, à la désorienter : où que je regarde, je suis dans le noir (“toutes les routes de la mer se perdent” écrivent Détienne et Vernant). Le travail du Ministère du Commerce algérien peut être lu comme une tentative de dissipation, néanmoins tardive, nécessairement tardive : la ruse a toujours un temps d’avance sur nos capacités et nos modalités de reconnaissance. Pour le dire autrement : “le mal est déjà fait” ; l’information a circulé. Pour une raison simple, qu’il faudra cependant détailler : lire importe moins que voir. La ruse court-circuite les processus inférentiels (raisonnement, comparaison, vérification, etc.) pour enclencher les routines gestuelles et cognitives. Signatures, tampons, logos suffisent à apporter la preuve nécessaire, en dépit des faits avancés. C’est bien en ce sens que la ruse de la seiche est déroutante : on y croit sur parole (ou sur image), instantanément, parce que les marqueurs de confiance et d’authenticité, qui correspondent à des attentes sociales, ont été satisfaits a minima. Elle relève de ce que Peirce appellerait une “interprétation immédiate” : je ne me pose aucune question en voyant un tel document parce qu’il satisfait le seuil de reconnaissance des critères de véracité à une époque donnée.
La deuxième “fake news” est plus complexe : elle associe plusieurs ruses. La ruse de la seiche (qu’on retrouve presque toujours), mais celle du poulpe et du renard également : comme dans le premier cas, elle prend des formes variées, multiples, pour s’adapter aux circonstances changeantes. Ainsi, la capture d’écran du sms, qui accablait Macron, a été suivie par une chaîne de pseudo-preuves. La ruse est opportuniste : elle cherche la forme la plus appropriée à sa circulation sociale. Toute polymorphie peut être vue comme un essai, un processus de recherche, d’adéquation. C’est pourquoi la dimension temporelle doit ici être relativisée : certes, la ruse a toujours un temps d’avance mais elle n’a pas pour autant de compétences divinatoires (sauf chez Zeus, “le dieu tout entier fait mètis” écrivent Détienne et Vernant) : elle est une force d’ajustement réussi. Cette ruse fonctionne avec celle du renard (voir plus haut, “retournement”) : accusés d’avoir accrédité une fausse thèse, les partisans du FN retournent leur veste, ils font volte-face, ils inversent les positions.
Ces deux “face news” ont une autre caractéristique commune : elles se déploient, comme les liens du poulpe, à travers tout un réseau de formes, d’énoncés, de collectifs, de techniques qui ne permettent pas de les enserrer, de les piéger, de les saisir, malgré les démentis ou les cartographies. C’est que nous sommes tous parties prenantes dans une “fake news” : une fois dedans, il est illusoire d’adopter une attitude surplombante pour les étudier, à moins qu’elle ne soit terminée et même s’il est difficile d’établir des limites et des frontières temporelles. Autrement dit : nous devons situer notre regard, notre position, au sein de ce réseau de liens et comprendre comment nous nous déplaçons dans cet espace.
Ruse et preuve, expérience et processus
Les quelques ruses décrites par Détienne et Vernant ne fournissent évidemment pas une solution toute trouvée pour penser les “fake news” : ils donnent juste quelques éléments, des prises, pour poser le débat en termes sensoriels, certes, mais aussi techniques, sociaux et matériels. Des quelques analyses menées, je tire maintenant un ou deux constats même si des tests supplémentaires seraient évidemment nécessaires :
une ruse comme une “fake news” interroge le régime et le mode d’administration des preuves : elles ont chaque fois une forme spécifique (un document officiel, par exemple) et sont diffusées sur un type de dispositif d’écriture qui participe à la transformation de leur régime (une image x fois partagée et commentée n’a plus tout à fait le même statut qu’un simple document officiel) ;
une ruse modifie la perception de sa proie pour l’enserrer, pour la piéger, mais toutes les proies n’ont pas la même expérience : certaines ont déjà été trompées et savent les désamorcer ou les utiliser à leur avantage en s’appuyant sur des habitudes de lecture données. Autrement dit : nous ne nous engageons pas tous de la même façon dans une “fake news” ; nous ne pouvons pas en documenter une sans se situer soi-même et sans identifier les régimes d’engagement d’acteurs différents ;
une ruse est un processus : elle se transforme au cours du temps, adopte des formes différentes, s’engagent dans de nouvelles voies en fonction des circonstances et des fluctuations du monde, suit des lignes de croissance.
Les cadres de l’expérience
Cette entrée en matière permet déjà de poser un certain nombre d’éléments et de les retravailler conceptuellement, toujours par tâtonnements, toujours en rabotant, par le truchement de l’esquisse et des essais successifs — ma démarche est ancrée.
Je suis familier avec un certain nombre de concepts qui me semblent ici opportuns pour aborder la question des “fake news” et des ruses diverses dont on peut penser qu’elles entretiennent un certain “air de famille” pour reprendre le vocabulaire de Wittgenstein : des traits se chevauchent (tromper la vigilance, rallier des publics, obtenir quelque chose, etc.) sans pour autant se réduire les uns aux autres. Je profiterai de ce tour d’horizon conceptuel pour me positionner épistémologiquement, au-delà des batailles interminables entre réalistes (le monde existe indépendamment de la perception que nous en avons) et nominalistes ou socio-constructivistes, du moins dans leurs versions caricaturales (le monde n’est qu’une construction sociale, tout n’est qu’interprétation et les valeurs sont relatives).
La stratification de l’expérience
Dans Les Cadres de l’expérience (1974 et 1991 pour la traduction aux Éditions de Minuit), Goffman fournit des outils pour penser ce type de phénomène où la perception est déroutée, malmenée, où — un temps, avant que l’encens ne se dissipe — nous nous demandons ce que nous sommes réellement en train de vivre. Pour cela, le sociologue montre d’abord que toute expérience (prendre la parole quelque part, rencontrer un ami, lire un livre, etc.) est toujours emboîtée dans une série de cadres — notion qu’il reprend à l’anthropologue Bateson — qui configurent ou orientent du moins la manière dont nous percevons les choses ; notre expérience est toujours stratifiée.
Par exemple, lorsque je me rends dans une banque (je file cet exemple inventé tout au long des prochains paragraphes), je suis pleinement intégré dans un cadre institutionnel qui crée un horizon de comportements et d’attente : je me prépare à l’avance vestimentairement, j’adopte un ton et une attitude adaptés à l’environnement social où je me trouve. Bien plus, tout ce que j’observe et interprète dans cet espace est indexé sur les règles de cet espace : la manière de saluer, de parler, de marcher du banquier ou de la banquière sera interprétée à l’aune de leur statut, certes, mais également du lieu où il s’exerce, qui le légitime, qui le naturalise, qui le normalise (imaginez le même comportement ailleurs, par exemple dans un bar, vous trouverez sans doute cela bizarre, à moins que d’autres éléments ne le justifient).
Cadres primaires, cadres transformés
Prenons donc cet exemple (la banque) et déroulons-le à partir de l’analyse des cadres de Goffman avant de revenir aux “fake news” analysées plus haut.
Imaginons que j’aie un rendez-vous avec ma banquière, que j’aie à attendre quelques minutes dans la salle d’attente avant de la retrouver. Nous sommes ici en présence d’un “cadre primaire”, soit une situation attendue, routinisée ; je sais comment me comporter et j’aligne mon attitude à celle que je pense qu’on attend de moi. Imaginons maintenant que j’attende inhabituellement mon rendez-vous dans la salle d’attente, par exemple une heure. Le cadre initial sera désormais dit “transformé” : il comporte quelque chose d’inhabituel avec la situation que j’ai l’habitude d’expérimenter (c’est la première fois que ma banquière est à ce point en retard).
Imaginons maintenant deux situations :
1. On vient m’informer que la banquière est en retard parce que sa voiture a eu un problème : je suis mis au courant et parfaitement conscient des conditions qui rendent la situation inhabituelle ; le cadre sera donc dit “transformé-modalisé” pour qualifier une situation qui ressemble à une situation connue (le modèle) sans s’y assimiler complètement mais sans que cette transformation ne soit pour autant masquée ou volontairement trompeuse.
2. On m’informe que la banquière est en retard à cause d’une panne de voiture alors qu’elle a oublié mon rendez-vous. Ici, le cadre sera dit “transformé-fabriqué” : on me ment volontairement pour sauver les apparences. La particularité des situations “fabriquées”, c’est qu’elles introduisent un déséquilibre dans la connaissance qu’ont les participants de la situation : certains sont parfaitement au courant, tandis que les autres sont dans l’ignorance (on parle alors de “victimes” voire de “pigeons”). Pour être plus précis, je pense avoir affaire au modèle de la situation (je suis à la banque, petit retard et explications sur ce retard), alors qu’en fait j’expérimente sa copie (je suis à la banque, petit retard et explications mensongères sur ce retard : mes interlocuteurs se servent de ce que j’attendrais en termes d’explications pour m’avoir).
Jusqu’ici, la typologie des cadres est relativement simple à comprendre et à mobiliser. Résumons-la :
Cadres primaires : situation habituelle et routinière qui ne mobilise pas ma vigilance, que j’attends, qui me permet d’aligner mon comportement sur celui que je pense qu’on attend de moi, qui témoigne de la stabilité de mon expérience. Dans ces cadres, on trouve les cadres naturels (le soleil se lève tous les matins) et les cadres sociaux (aller à la banque, se rendre à l’école, etc.).
Cadres transformés : situation inhabituelle par rapport à celle que j’ai l’habitude d’expérimenter. Cette situation peut être modalisée (j’ai suffisamment d’éléments pour comprendre pourquoi elle est inhabituelle ; aucune information ne m’est cachée) ou fabriquée (manifestement, la situation ressemble à celle que je connais mais on me cache les éléments qui me permettraient de comprendre en quoi elle diffère).
L’emboîtement infini des cadres
Or — et c’est là que les choses se compliquent considérablement -, les cadres peuvent s’entremêler à l’infini et devenir tour à tour des copies, des modèles, des modèles de copies, des copies de modèles, etc. C’est précisément dans ces moments que, sidérés, pétrifiés, nous ne savons plus quelle signification donner à la situation que nous expérimentons.
Pour reprendre l’exemple de la banque : j’attends depuis une heure, on m’explique que la banquière a crevé sa voiture et qu’elle arrivera bientôt. Le cadre sera dit (pour l’instant) modalisé : c’est inhabituel mais acceptable. Par ailleurs, personne ne me cache aucune information. Dans une certaine mesure, ce cadre modalisé peut donc redevenir primaire : il m’est déjà arrivé d’être dans une situation d’attente à cause d’un désagrément. J’ai ici affaire à la copie de l’original de la situation (aller à la banque sans problème) et dans le même temps à l’original d’une situation habituelle (attendre quelqu’un en retard).
Imaginons maintenant qu’une banquière, qui ressemble fortement à la mienne, se pointe dans la salle d’attente et demande à une autre personne, qui attendait avec moi, de la rejoindre. Je m’alarme et interroge donc mon entourage immédiat (un client, par exemple) pour éclaircir la situation : j’apprends que ma banquière a en fait une soeur jumelle qui travaille avec elle. Or, et je le saurai plus tard, il s’agit d’une caméra cachée. Je suis donc en présence d’un cadre transformé fabriqué que les membres de la situation (les complices) font passer pour un cadre transformé modalisé en me rassurant et en m’assurant que la situation est parfaitement normale. On finira par me révéler le pot aux roses si bien que la situation fabriquée reviendra primaire (je connais bien comment fonctionne les caméras cachées).
Rupture de cadres ou la moustache de mon père
Les choses ne sont pourtant pas si simples et “cadrées” pourrait-on dire. Les situations sociales sont pleines d’ambiguïtés et d’erreurs interprétatives qui ne permettent pas de statuer clairement sur la nature d’un cadre. Un exemple : vous regardez une série dans laquelle retentit un téléphone portable ; machinalement, vous sortez le vôtre pour vérifier qu’on ne vous a pas appelé, avant de vous rendre compte que le personnage de la série répond à quelqu’un (“De Facebook aux interactions orales : des “unités d’empiètement””). Les erreurs et les ambiguïtés pullulent dans notre vie quotidienne ; elles sont le plus souvent sans grande conséquence et sont levées dans la minute.
D’autres fois, au contraire, elles perdurent suffisamment longtemps pour plonger un individu et un groupe d’individus dans le doute : on demandera alors à des experts de rétablir l’ordre en statuant sur la nature d’un cadre (est-il primaire ? modalisé ? fabriqué ?). Les “fake news” sont typiques de cette tentative pour lever l’ambiguïté générée par les situations où les cadres de l’expérience créent de l’ambiguïté : une demande d’ordre et de retour au cadre primaire est demandée, sans lequel l’interprétation, c’est-à-dire la possibilité d’agir dans le monde, se trouve compromise.
Les erreurs et les ambiguïtés peuvent conduire à des ruptures de cadres, au moment où l’individu se rend précisément compte qu’il s’est trompé. Dans ces moments, nous nous sentons généralement trahis et c’est notre monde intime, fait de croyances et d’engagements personnels, qui se trouve bouleversé. J’en donnerai un exemple, un souvenir d’enfance, que je viens tout juste de comprendre en reprenant mes vieilles notes sur Goffman : plus jeune, mon père avait une moustache. Un jour, alors que nous étions en vacances, il a décidé de la raser et s’est présenté à moi, après s’être montré aux autres membres de la famille, sans sa moustache — j’ai aussitôt pleuré. Pourquoi ? Parce que je ne savais pas quelle interprétation donner à la situation, dans une situation où on me demandait précisément de réagir : j’ai connu ce qu’on pourrait appeler une “déroute cognitive”. Les “fake news” et autres ruses créent précisément de telles ruptures, une fois qu’elles sont révélées, ou lorsqu’elles sont expérimentées ; nous ne savons plus très bien comment interpréter une situation ; c’est pourquoi nous demandons à des autorités de statuer, comme des enfants dont le père a perdu sa moustache.
La désorientation cognitive ou expérientielle naît précisément de cette corrélation entre les cadres emboîtés, les situations (matérielles, institutionnelles, sociales, etc.) et les membres ou les artefacts (documents, etc.) de la situation qui y participent, engagent leur responsabilité pour construire ou reconstruire la confiance que j’ai en la situation et l’ordre de l’interaction.
[les transformations fabriquées sont des] efforts délibérés, individuels ou collectifs, destinés à désorienter l’activité d’un individu ou d’un ensemble d’individus et qui vont jusqu’à fausser leurs convictions sur le cours des choses. (Goffman)
Ce type de désorientations connaît des degrés de gravité et des formes très différents (la science-fiction, à travers des films comme Inception ou eXistenZ, adore ce type de revirements). Dans le cas des caméras cachées, par exemple, l’enjeu n’est pas important mais que dire des publicités mensongères, des vols de rue où les faussaires se font passer pour des agents publics pour nous faire signer des papiers, des ruses du web et de l’Internet (hameçonnage, etc.) ? L’analyse des cadres de l’expérience a une dimension politique, sociale et morale.
En effet, tout le monde n’a pas le même point de vue sur la situation vécue : si, pour la victime, la situation est par exemple transformée fabriquée (on la trompe délibérément), elle est très différente pour les complices (transformée modalisée : ils transforment la situation sans se cacher des informations). Ce modèle est lui-même soumis à des déstabilisations : ainsi, au sein d’un camp (les complices) qui cherche à en tromper un autre (les victimes) peut se cacher des complices de la victime supposée, qui joue le jeu pour en fait tromper les complices et en faire des victimes. Ce tour est classique des caméras cachées ; on parle alors d’arroseur arrosé. La question est précisément de savoir jusqu’où aller dans la transformation et dans les niveaux de modalisation et de fabrication : il en va de la santé mentale des victimes et, plus généralement, de la société dans laquelle nous vivons. Les “fake news” sont symptomatiques d’une recherche de ce point d’équilibre entre la reconfiguration de l’expérience et le degré admissible, dans ses dimensions spatiales et temporelles, de cette reconfiguration.
Petit exercice d’application
Je propose maintenant de reprendre le modèle de Goffman pour analyser quelques ruses, dont les “fake news” ne sont qu’un des avatars, en les articulant à d’autres outils avant d’en tirer quelques conclusions partielles.
La première “fake news” (voir plus haut) portait sur un parfum toxique, inventé pour tuer les musulmans. Elle comprenait notamment un document, une note de l’armée crédibilisant l’information, réfutée par le Ministère du Commerce après avoir été diffusée par la télévision arabe.
Du point de vue de l’analyse des cadres, cette situation repose sur un cadre primaire : le document. C’est la forme documentaire de l’information, authentifiée par une signature, qui stabilise la situation d’interprétation : l’information doit bien être vraie puisqu’elle apparaît sous la forme d’un document, qu’on peut comprendre comme une accumulation de signes stabilisée sous une forme socialement admise. Le but n’est pas de lire l’information mais de la voir, situation qui crée une interprétation de type immédiate (je ne me pose aucune question). C’est évidemment un faux, c’est-à-dire un cadre transformé fabriqué, qui se fait passer pour un cadre primaire. La télévision arabe a cependant contribué à en faire un cadre transformé modalisé : si des internautes ont pu douter de la véracité de l’information, le fait qu’elle passe sur une chaîne nationale, c’est-à-dire dans un cadre primaire, a contribué à faire passer le document d’un statut (potentiellement fabriqué) à un autre (primaire). La réfutation finale du Ministère a cependant permis de mettre un terme à cet emboîtement de cadres en faisant définitivement de ce phénomène une “fake news”, c’est-à-dire un cadre transformé fabriqué. Par conséquent, ce que nous appelons “fake news” n’est rien d’autre qu’un processus de constitution d’un phénomène d’emboîtement de cadres en une catégorie socialement stabilisée (la “fake news”).
La deuxième “fake news” (voir plus haut) portait sur Macron et notamment sur un certain nombre d’informations révélées par Wikileaks et relayées par le Front National. Pour crédibiliser l’information, une capture d’écran d’un sms soi-disant envoyé aux membres d’ ”En marche” pour parasiter une manifestation de Marine Le Pen avait été révélée sur les réseaux.
Cette ruse repose là encore sur plusieurs emboîtements de cadres et sur la force de l’image, dont Barthes disait qu’elle s’affirme toujours de manière “péremptoire”, avec la force de l’évidence et de la vérité. On peut observer au moins deux cadres primaires, qui stabilisent la situation : le soi-disant sms et le tweet de Floriant Philippot. En relayant cette information, il contribue à la faire passer, encore une fois, d’un statut à l’autre : une transaction s’opère dans le risque pris, alors qu’il engage son autorité (cela doit bien être vrai puisqu’un homme politique reprend cette information et met donc potentiellement en péril sa crédibilité). On voit donc ici comment s’entremêlent non seulement les cadres mais, bien plus, les membres qui appartiennent à des cadres différents et opèrent des transactions entre eux. Dit autrement : la réalité est un emboîtement permanent de cadres, qui passent sans cesse d’un registre ou d’un régime à l’autre, engageant la responsabilité, la confiance, l’ethos des membres d’une situation.
Bilan partiel : la dynamique de l’interprétation
L’intérêt de l’analyse des cadres, qui peut parfois paraître excessivement technique ou formelle, est de suivre la dynamique des situations et des interprétations : elle permet de documenter la manière dont chaque membre d’une situation la vit concrètement et de dresser, par conséquent, une cartographie des acteurs en présence, selon les cadres dans lesquels ils sont inscrits, avec complexité et en intégrant des éléments documentaires dont l’agentivité est souvent négligée.
L’autre intérêt est de rétablir de l’interprétation dynamique dans l’interprétation immédiate : si une “fake news” sidère, enclenche des schèmes automatisés de raisonnement, c’est parce qu’elle génère toujours une interprétation de type immédiate ; il s’agit, encore une fois, de voir — le visible prend le pas sur le lisible. L’analyse des cadres rétablit au contraire le lisible dans le visible.
Le dernier intérêt est de type épistémique : notre monde et les phénomènes qui le composent sont toujours entremêlés. Il n’y a pas, d’un côté, la réalité et de l’autre le faux, le mensonge ; les phénomènes et les régimes sont intriqués les uns dans les autres si bien qu’il devient difficile de déterminer la part qui reviendrait à la vérité ; nous vivons toujours dans un continuum d’expériences même si, bien évidemment, pour des raisons complexes, nous avons besoin de la découper. Mais pourquoi ne pas tenter plutôt de comprendre comment nous vivons ces phénomènes ? C’est, après tout, ce à quoi nous avons le mieux accès (notre expérience), pour peu que nous lui donnions une place pertinente et légitime.
Notes
1. | ↑ | Marcel Detienne et Jean-Pierre Vernant, Les Ruses de l’intelligence : la Mètis des Grecs, Paris, Éditions Flammarion, 1974. |