Sommaire
L’article scientifique dont j’aimerais rendre compte aujourd’hui a été publié fin 2019 dans la New Literary History, une revue de l’Université John Hopkins. Intitulé “The Queer Migrant Poemics of #Latinx Instagram”, il porte sur le travail de quelques poètes migrant.e.s homosexuel.l.e.s défavorables à la “latinité”, un discours identitaire et majoritaire en Amérique latine qui fait, d’après ses détracteurs, l’apologie de l’assimilation, du mode de vie occidental, des normes hétérosexuelles et nie les effets du colonialisme (voir cet article : “The Problem With Latinidad”).
Dans ce cadre, les poètes étudié.e.s recourent à un hashtag (#Latinx ; par opposition à #Latinidad), pour perturber le discours hégémonique des latinos d’Instagram et construire une identité complexe, hybride, intersectionnelle, grâce à la polémique et l’invective. C’est pourquoi l’auteur de l’article (Urayoán Noel) parle d’une “poésie migrante queer” qui s’oppose non seulement à l’hégémonie évoquée mais, bien plus, au fonctionnement parfois pervers des médias (dits) sociaux.
Comme d’habitude, je rends compte du travail d’un collègue en l’articulant à mes propres réflexions et mes propres outils d’analyse (la sémiotique et la théorie des écrits d’écran, auxquelles l’auteur de l’article n’a pas recours).
#Latinx VS #latinidad
Pour comprendre ce qui se joue dans cette affaire, l’opposition entre Latinidad et Latinx est fondamentale. Le premier renvoie à la “latinité”, un concept forgé dans les années 80 pour évoquer les caractéristiques, à la fois culturelles et littéraires, qui seraient propres aux peuples d’Amérique latine. Le terme a cependant contribué à effacer une partie de la population (les portoricains noirs, par exemple), en défendant des valeurs soi-disant universelles et en n’abordant notamment pas la question coloniale. Pour ses détracteurs, la “latinité” est donc devenue l’emblème d’une identité latino promue par les puissances dominantes et étrangères.
Au début des années 2000, le terme Latinx a été proposé comme substitut. Reposant sur une neutralisation graphique du genre (le “x” vient remplacer le “o” et le “a” dans “latino” et “latina”), il défend des valeurs plus larges : l’inclusion des hommes et des femmes de toute origine ethnique, des trans, des queers, des non binaires, certes ; mais également le rejet d’un l’héritage européen jugé excluant, essentiellement blanc.
Le développement du web (dit) 2.0 et de la culture numérique ont largement favorisé les valeurs de la première appellation (Latinidad), à savoir la promotion du mode de vie occidental, de sa culture, de son économie, de sa tension néolibérale entre le collectif et l’individu. Comme le montre Urayoán Noe, la conférence internationale “latinos in tech”, parrainée par Google, a servi de cadrage idéologique et de levier numérique à la Latinidad. L’individu et sa créativité s’y sont trouvés célébrés mais cette créativité s’est faite au profit de ceux et celles qui maîtrisent le capital social, racial, économique, culturel de la Latinidad. Avec le lancement du hashtag cliquable sur Twitter en 2009, elle a trouvé de nouvelles ressources pour s’implanter et s’actualiser.
Bien évidemment, l’opposition entre Latinidad et Latinx existait bien avant sur Internet, sous d’autres formes. Il y a une vingtaine d’années, Latin@ servait de signe de reconnaissance aux personnes racisées et homosexuelles qui créaient à partir d’elle des “salons” sur les sites de rencontres. Si cette forme (Latin@) ne s’est pas imposée c’est parce que le signe @ renvoyait à une binarité femme/homme (un “a” dans un “o”). À l’inverse, la forme Latinx a bénéficié de l’appui d’individus activistes puis de collectifs identitaires et queers qui se sont servis du “x” pour se réapproprier à leur avantage des critiques homophobes (jotox par exemple, construit à partir de l’argot mexicain “joto”, qui désigne péjorativement les homosexuels).
On l’aura compris : #Latinidad et #Latinx s’inscrivent dans ce que les sociologues de l’action collective appellent des “paires asymétriques”. À partir d’étiquettes opposées, revendiquées, des collectifs vont progressivement s’organiser, mettre en place des signes (bandeaux, identité graphique, etc.) pour s’ancrer, affronter l’autre, généralement typifié, réduit à la catégorie qui sert de gouvernail cognitif pour le reconnaître et le disqualifier (voir “Les communautés de vérité de la culture numérique”).
Rouge et blanc
Les poètes queers et intersectionnels contribuent aujourd’hui au débat autour de la “latinité”. Ils estiment que ce courant et cette identité seraient nés d’une dépossession des indigènes, de la spoliation de leur terre par la colonisation européenne. La lettre x dans Latinx vient rappeler l’effacement dont les noirs et les indigènes sont l’objet depuis des siècles.
L’auteur de l’article s’est notamment intéressé au poète afro-indigène Pelaez Lopez. Sur sa page Instagram, comme l’excellente Leah V. , il perturbe l’esthétique de la “latinité” en se dégenrant (voir cette série de Marie-Anne Paveau : “dérangeantes dégenreuses”), en s’autorisant à naviguer entre les genres, en interpellant également tous ceux qui se réclament d’une identité vécue comme oppressante et colonialiste. Ce genre d’interpellation relève de la diatribe ou de la satire poétique, pratiquée depuis l’antiquité. La différence, ici, c’est qu’elle bénéficie des propriétés matérielles, graphiques et énonciatives d’Instagram. Pour le dire autrement : Pelaez Lopez se sert de cet espace médiatique pour inventer de nouvelles formes d’activisme et de revendication.
La plupart de ses diatribes, qui vont de l’épigramme à la liste, se présente de la manière suivante :
De toute évidence, on a affaire à des formes iconotextuelles : la relation entre l’image et le texte est si symétrique qu’il n’est pas possible d’établir une hiérarchie ; le texte se présente comme une image (ce qu’il n’a jamais cessé d’être, d’ailleurs), certes pour des raisons en partie stratégiques. Mais le recours au rouge et au blanc est loin d’être anodin : comme le montre Urayoán Noel, ils renvoient au sang versé par les colons et aux relations de la “latinité” avec les valeurs occidentales (blanches). C’est une isotopie, pour reprendre un terme des sémioticiens, c’est-à-dire un ensemble de signes récurrents qui permettent, en dépit de la variation des énoncés, de les faire converger vers la même idée, le même signifié, de construire la signification : la “latinité” à laquelle s’oppose Pelaez Lopez qui multiplie ici les registres (prescriptifs, gnomiques, ironiques, etc.) et les formes (dialogue, liste, graisses, saturation de l’espace ou au contraire épuration pour faire voir un seul énoncé).
Ces formes iconotextuelles ne se suffisent pas toujours à elles-mêmes : elles dialoguent parfois avec l’ensemble des cadres où elles prennent forme. Ainsi de cet énoncé, sans doute le plus populaire de Pelaez Lopez :
Le cadre de gauche est dans une relation de “réverbération”1J’emprunte ce terme à Gabriel Tremblay-Gaudette qu’on trouve dans sa thèse de doctorat : “L’iconotextualité littéraire et les technologies du livre. Histoire des rapports entre texte et image en littérature”, Thèse de doctorat, UQAM, 2015. avec celui de droite : un mouvement d’oscillation continu entre l’un et l’autre permet de densifier la signification de la forme iconotextuelle, elle-même saturée par une répétition, semblable à une boucle informatique infinie. On a donc une relation énonciative à quatre termes :
- le fond rouge sur lettres blanches (colonialisme, sang, trahison de la “latinité”),
- l’énoncé répété (“latinx ≠ Person of Color”),
- l’énoncé répétant (la liste)
- le commentaire de droite
En informatique, une boucle infinie ne peut s’arrêter qu’en interrompant le programme. Autrement dit : la condition pour sortir de l’énoncé répété (“latinx ≠ Person of Color”) est de lire le commentaire qui en est fait. On y apprend qu’être noir ne suffit pas pour être un latinx : encore faut-il défendre des valeurs intersectionnelles, qui prennent en compte les homosexuel.l.e.s, les précarisé.e.s, les indigènes, les sans-papiers. Encore une fois, l’intersectionnalité permet de mettre les un.e.s et les autres face aux limites de leur supposée tolérance.
Enfin, Pelaez Lopez se présente sur son profil comme l’auteur d’un hashtag (#LatinidadIsCancelled) qui correspond à la première image de la série (voir plus haut). Pour l’auteur de l’article, c’est une manière d’interrompre ce qui définit une culture : le processus de transmission. En dynamisant ce “segment langagier”2C’est la définition que Marie-Anne Paveau donne en partie du hashtag. Voir : Analyse du discours numérique. Dictionnaire des formes et des pratiques, Hermann, 2017., en lui donnant corps et vie, en leur nourrissant à intervalles réguliers de cris de revendication, il contribue à dégonfler la “latinité” et donne les moyens à ses partisans d’enquêter, de s’affilier, de documenter leur propre positionnement. On a affaire à une matière textuelle territorialisante, un ensemble de signes utilisés pour marquer identitairement un espace donné. Ainsi la veine polémique, associée à de nouvelles formes visuelles et sociales, permet de construire un éthos typiquement afro-indigène, qui dénie à la fois à la “latinité” et aux identités “latinx” usurpées leur légitimité.
Décoloniser le web
La deuxième poétesse à laquelle s’intéresse l’auteur de l’article est Sonia Guiñansaca, qui s’inscrit dans la même veine que Julio Salgado, un activiste connu pour un site lancé en 2009 (Dreamers Adrift) où les migrant.e.s peuvent documenter leur propre histoire.
Sur son profil instagram, tout comme le précédent artiste, Sonia Guiñansaca revendique la création d’un hashtag (#PapiFemme) :
À juste titre, l’auteur de l’article note que la force des hashtags polémiques et des “mèmes” tient en partie de leur anonymat ou de leur anonymisation progressive : chacun peut se positionner, les faire circuler à son compte ; leur origine est oubliée. Or, dans nos deux cas, les hashtags sont pleinement revendiqués. À mon sens, cela tient à la fragilité potentielle de leur circulation : comme ils concernent surtout des minorités, qui tentent d’interrompre le discours dominant, ils doivent bénéficier de la force d’une figure qui les revivifie à intervalles réguliers.
Ces hashtags de ralliement sont par ailleurs secondés ou démultipliés par d’autres hashtags : les images ralliées à partir de #PapiFemme en contiennent bien d’autres, qui font référence au genre, à la colonialisation, aux migrants.
La question corporelle, migratoire et décoloniale est particulièrement traitée par Sonia Guiñansaca. Dans un statut daté du 21 juin 2019, elle utilise une image magnifique de l’artiste Reesa dont elle resignifie le travail avec plusieurs hashtags (#papifemme, etc.) pour contourner la “sensure”3Le terme a été proposé par une universitaire, Magdalena Olszanowski, pour qualifier la manière dont Instagram censure les sens en empêchant certains types de corps de circuler. Les femmes développent ainsi une “auto-imagerie féministe” qui consiste à rendre privé leurs comptes ou à masquer certaines parties de leur corps. d’Instagram, qui empêche de montrer certaines parties du corps.
La répétition du hashtag #papifemme, appliquée à des publications très différentes, permet d’en préciser le sens ou l’air de famille : il s’agit de revendiquer des corps liminaires, à la frontière des genres et suffisamment diversifiés d’un point de vue ethnique ; des corps critiques, qui questionnent la manière dont nous sommes consommé.e.s et dont nous consommons des images formatées, attendues, qu’on trouve dans la plupart des fils d’actualité ; des corps qui puisent dans le “féminisme queer”4Comme le précise l’auteur de l’article dont je rends compte, le terme a été proposé par l’universitaire Sara Ahmed., proche de la sensation, des sens et du sens bref, de l’expérience située.
Cette expérience est exprimée par Sonia Guiñansaca sur une multitude de supports médiatiques et d’espaces : Instagram, certes, mais également des vidéos et des livres systématiquement accompagnés du hashtag #PapiFemme. Dans ces conditions et à mon avis, on ne peut donc plus penser cette forme verbale uniquement comme un point de ralliement ou même de marquage identitaire. Je crois qu’on peut parler d’un “décolonialisme intermédial”, c’est-à-dire de l’expression cohérente et convergente d’une critique de la colonialisation qui s’appuie sur une multitude de supports, de médias et d’espaces médiatiques hégémoniques dont elle exploite les propriétés pour retourner à son avantage leurs effets pervers. Comme les artistes d’Amérique latine qui contestent l’exploitation des ressources naturelles, Sonia Guiñansaca s’inscrit dans le courant de l’écologie sociale et décoloniale 5(Voir ce livre magistral : Macarena Gómez-Barris, The Extractive Zone: Social Ecologies and Decolonial Perspectives, Duke University Press Books, 2017..
Bilan : métisser mes travaux
Je m’arrêterai là même si l’auteur de l’article évoque aussi le travail artistique de Jenni(f)fer Tamayo ; j’ai assez d’informations à digérer…En effet, ce sont des questions nouvelles et difficiles personnellement pour moi, qui ai certes l’habitude de travailler sur la culture numérique depuis une dizaine d’années ; mais je n’ai jamais abordé ces thèmes, qui me concernent pourtant (colonialisme, homosexualité, migration, race, etc.).
Jusque-là, j’ai plutôt fait dans l’érudition, les pratiques lettrées, la reconfiguration des savoirs, l’écriture et la lecture. Je ne compte pas quitter ces sujets, qui m’habitent depuis longtemps ; pour autant, je sens bien que quelque chose m’appelle, qui résiste au divertissement, aux injonctions et aux urgences ; sans doute un désir profond.
Notes
1. | ↑ | J’emprunte ce terme à Gabriel Tremblay-Gaudette qu’on trouve dans sa thèse de doctorat : “L’iconotextualité littéraire et les technologies du livre. Histoire des rapports entre texte et image en littérature”, Thèse de doctorat, UQAM, 2015. |
2. | ↑ | C’est la définition que Marie-Anne Paveau donne en partie du hashtag. Voir : Analyse du discours numérique. Dictionnaire des formes et des pratiques, Hermann, 2017. |
3. | ↑ | Le terme a été proposé par une universitaire, Magdalena Olszanowski, pour qualifier la manière dont Instagram censure les sens en empêchant certains types de corps de circuler. Les femmes développent ainsi une “auto-imagerie féministe” qui consiste à rendre privé leurs comptes ou à masquer certaines parties de leur corps. |
4. | ↑ | Comme le précise l’auteur de l’article dont je rends compte, le terme a été proposé par l’universitaire Sara Ahmed. |
5. | ↑ | (Voir ce livre magistral : Macarena Gómez-Barris, The Extractive Zone: Social Ecologies and Decolonial Perspectives, Duke University Press Books, 2017. |