Attendre : une activité ordinaire, sociale et politique

La con­som­ma­tion est la hâte des imbé­ciles (…)
mais L’At­tente l’Elixir des Dieux” (Emi­ly Dick­in­son)

Dans ce car­net (“Comptes ren­dus”), des lec­tures récentes de col­lègues sci­en­tifiques, croisées avec des remar­ques et des réflex­ions. J’ai com­mencé avec un bel arti­cle sur les corps indis­ci­plinés sur Insta­gram ; aujour­d’hui, sans logique, en fonc­tion de ma veille et de mes intérêts : l’attente, à par­tir d’une recherche pub­liée en jan­vi­er dernier par une impor­tante revue (Jour­nal of Con­tem­po­rary Ethnog­ra­phy) et écrit par Ruth Ayaß, pro­fesseure en soci­olo­gie à l’U­ni­ver­sité alle­mande de Biele­feld.

L’at­tente est un vieux thème que les lit­téraires — comme sou­vent, comme tou­jours — ont le mieux abor­dé (chez Sopho­cle, Homère, Beck­ett, Bar­bara, Dick­in­son, Gontcharov, etc.). Dans l’at­tente, lorsqu’elle n’est pas jugulée par le diver­tisse­ment, je fais l’ex­péri­ence de l’an­goisse. C’est la rai­son pour laque­lle je me donne des choses à faire : je m’oc­cupe, je meu­ble le temps. Que se passe-t-il lorsque j’at­tends ; vrai­ment ? Ceci : je dois con­tin­uer à vivre, mal­gré tout ; mal­gré la vie. Je ne par­le pas ici des attentes ou des angoiss­es roman­tisées mais de ce qui grève, qui livre à la spécu­la­tion, aux hypothès­es, à la pré­car­ité. Parce que nous refu­sons d’ad­met­tre que le monde n’a rien à nous offrir, nous con­tin­uons d’at­ten­dre. Alors mieux vaut en faire une vieille com­pagne, un délice, qui nous con­damne à l’e­spérance. Mais c’est aus­si une ressource créa­trice : l’at­tente, c’est de l’at­ten­tion où je viens me com­pléter, me rejoin­dre (Jankélévitch) dans un entre­bâille­ment (c’est la rai­son pour laque­lle le blanc, cet inter­valle, a si bien été investi par la poésie). Ain­si l’at­tente est-elle ten­due entre “le des­tin et la des­tinée”1Je me suis large­ment inspiré ici d’une dis­cus­sion entre Lau­re Bar­il­las, doc­teure en philoso­phie, et Adèle Van Reeth dans une émis­sion des Chemins de la philoso­phie qui por­tait sur l’at­tente. : entre ce temps incom­press­ible, dont je fais l’ex­péri­ence intime, qui s’im­pose à moi ; et un pro­jet, un espace incer­tain où je peux habiter des pos­si­bles ; créer.

L’at­tente ordi­naire — nos petites attentes : dans la salle d’at­tente, dans une file, etc. — se vit évidem­ment sur un autre mode : nous ne faisons pas l’ex­péri­ence méta­physique de l’an­goisse et de la créa­tion vitale chaque fois que nous atten­dons… Mais là encore, il se passe énor­mé­ment de choses : quand nous attendons…nous atten­dons ; c’est une activ­ité, une action à part entière, même si elle est ten­due vers une réal­i­sa­tion ou sur­bor­don­née à une action à venir. C’est tout l’ob­jet de l’ar­ti­cle de Ruth Ayaß, écrit à par­tir d’une per­spec­tive ethnométhodologique2J’en prof­ite ici pour évo­quer l’ar­ti­cle d’un col­lègue sur l’at­tente, qui mène par ailleurs des travaux impor­tants sur le rap..

Le programme ethnométhodologique

L’eth­nométhodolo­gie est un courant de la soci­olo­gie — à mon sens le plus intéres­sant — qui croise des per­spec­tives philosophiques, anthro­pologiques, lin­guis­tiques. Son fon­da­teur, Harold Garfinkel, a par­faite­ment résumé son ambi­tion, dans son livre fon­da­teur (Stud­ies in Eth­nomethod­ol­o­gy, 1967) et dans un arti­cle syn­thé­tique :

com­ment, dans chaque cas con­cret, les mem­bres, qui dis­posent d’une com­pé­tence ordi­naire, coor­don­nent leurs activ­ités de façon à pro­duire, man­i­fester, établir, dans les détails incar­nés de leur vivre ensem­ble, des phénomènes d’ordre dont on peut ren­dre compte locale­ment et naturelle­ment — autrement dit, des phénoménes met­tant en jeu de la logique, de la causal­ité, des clas­si­fi­ca­tions, de la tem­po­ral­ité, de la cohérence, de l’uniformité, des analy­ses de détails, du sens, des mépris­es, des erreurs, des acci­dents, des coïn­ci­dences, de la fac­tic­ité, de la rai­son, de la vérité et des méthodes.3Harold Garfinkel, “Le pro­gramme de l’ethnométhodologie” dans L’eth­nométhodolo­gie : une soci­olo­gie rad­i­cale, La Décou­verte, 2001. Adresse : https://www.cairn.info/l‑ethnomethodologie–9782707133731-page-31.htm [Con­sulté le : 20 mars 2020].

L’in­flu­ence de l’Ecole de Chica­go de sec­onde généra­tion (Goff­man, Strauss, etc.) et des philosophes (Wittgen­stein, Schütz, etc.) est évi­dente. Il s’ag­it de prêter une atten­tion à nos pra­tiques les plus ordi­naires pour en rével­er la den­sité, en ter­mes soci­aux, insti­tu­tion­nels, tem­porels, cog­ni­tifs, lan­gagiers. Les ques­tions que se pose un eth­nométhodologue sont les suiv­antes : com­ment et à quoi notre monde social tient-il ? Com­ment mobil­isons-nous les règles qui nous per­me­t­tent de vivre ensem­ble ? Com­ment se coor­donne-t-on et quels sont les indices sur lesquels nous nous appuyons, sans mode d’emploi explicite, pour nous ori­en­ter dans ce monde, à côté les uns des autres ?

Pour l’eth­nométhodolo­gie, nous générons quo­ti­di­en­nement la réal­ité dans laque­lle nous vivons ; elle est un “accom­plisse­ment con­tinu” (Garfinkel) de choses vues mais inaperçues, aux­quelles on ne prête aucune impor­tante alors qu’elles cimentent l’or­dre de l’in­ter­ac­tion.

L’attente comme fait social et expérience

C’est l’ob­jet de l’ar­ti­cle de Ruth Ayaß : mon­tr­er que l’at­tente est une activ­ité coor­don­née, struc­turée mais surtout intel­li­gi­ble. Les gens qui atten­dent sig­na­lent tou­jours aux autres qu’ils sont en train d’at­ten­dre : ils dévelop­pent des signes, des gestes, des com­porte­ments qui nor­malisent la per­cep­tion qu’on pour­rait avoir d’eux (imag­inez quelqu’un qui n’at­tendrait pas de manière adéquate, qui hurlerait par exem­ple dans la rue pour man­i­fester son attente : il serait aus­sitôt dis­qual­i­fié, regardé étrange­ment). Pour le mon­tr­er, la chercheuse s’est intéressée à divers­es formes d’at­tente en mobil­isant un matéri­au riche issu de dif­férentes tech­niques (obser­va­tion par­tic­i­pante, dessins, pho­togra­phies, etc.).

La pre­mière par­tie de l’ar­ti­cle réca­pit­ule les dif­férentes théories de l’at­tente en sci­ences humaines et la manière dont cette thé­ma­tique est encore mar­gin­al­isée, voire mal­traitée, réduite à l’oisiveté, à la paresse. Or, c’est un thème majeur : dans La Société de cour (1969), Nor­bert Elias a par exem­ple mon­tré com­bi­en le droit et le fait d’at­ten­dre était dif­fére­ment dis­tribué et vécu, selon les sys­tèmes de class­es. Si tout le monde attend ou a déjà atten­du, tout le monde n’at­tend pas de la même façon, selon les mêmes logiques, avec le même con­fort. Ain­si, mon temps intérieur, per­son­nel, se trou­ve con­fron­té à un temps social, à une struc­ture qui m’im­pose d’at­ten­dre en respec­tant un pro­to­cole par­ti­c­uli­er, sans qu’il ne soit tou­jours clair et explic­ité. Les files d’at­tente, qui ont fait l’ob­jet d’une lit­téra­ture abon­dante, sont un bon exem­ple : elles sem­blent s’or­gan­is­er d’elles-mêmes, en suiv­ant un script implicite, un ordre sous-jacent qu’elles retrou­vent naturelle­ment, grâce aux micro-ajuste­ments des mem­bres qui y par­ticipent.

Mis à part les files, la pra­tique de l’at­tente a peu été étudiée, même si on trou­ve ça et là quelques arti­cles. Ruth Ayaß cite par exem­ple le tra­vail de Kim­mo Svinhufvud4Kimmo Svin­hufvud, “Wait­ing for the cus­tomer: Mul­ti­modal analy­sis of wait­ing in ser­vice encoun­ters”, Jour­nal of Prag­mat­ics, 129, 2018. Adresse : https://researchportal.helsinki.fi/en/publications/waiting-for-the-customer-multimodal-analysis-of-waiting-in-servic [Con­sulté le : 20 mars 2020]. qui a mon­tré com­ment les vendeurs attendaient la déci­sion d’un client, entre disponi­bil­ité et détache­ment. Dans cer­tains cas, l’at­tente est donc une com­pé­tence pro­fes­sion­nelle. Dans d’autres cas, comme l’a mon­tré Goff­man, elle donne des ressources pour définir un ter­ri­toire, cir­con­scrire un espace où l’on ne peut pénétr­er sous peine de déranger la per­son­ne qui, man­i­fes­tant les gestes de l’at­tente, se révèle osten­si­ble­ment indisponible. Enfin, et je m’ar­rêterai là pour les lec­tures périphériques, l’at­tente peut être une con­di­tion dans la con­sti­tu­tion d’un événe­ment (voir le très bel arti­cle d’An­tho­ny Pec­queux, chercheur au CNRS : “Vers la félic­ité-en-acte des spec­ta­cles cul­turels”) : endur­er l’at­tente, pass­er cette épreuve, per­met de vivre le spec­ta­cle musi­cal très dif­férem­ment, selon qu’on a atten­du des heures ou non. Dans l’at­tente, un moment devient un événe­ment : il se trans­forme dans la durée et les expéri­ences vécues (bous­cu­lades, corps douloureux, etc.). Je n’as­siste pas au même spec­ta­cle selon le degré et l’in­ten­sité de mon attente.

La pratique de l’attente

Les autres par­ties de l’ar­ti­cle de Ruth Ayaß traite son pro­pre ter­rain : une file d’at­tente dans un bureau de poste, les gens assis dans les bureaux publics ou dans l’at­tente d’une inscrip­tion admin­is­tra­tive ; une gare.

Sa per­spec­tive est émique et étique : elle a étudié l’at­tente de l’in­térieur (ayant atten­du pour faire valid­er un passe­port) et de l’ex­térieur (en obser­vant des gens qui attendaient, à l’aide de dif­férentes tech­niques : en présen­tiel, in situ ; en dis­tan­ciel, grâce à des caméras acces­si­bles depuis inter­net ou grâce à des pho­togra­phies pub­liées sur Insta­gram et Twit­ter).

Une forme : la file

Selon Ruth Ayaß, L’at­tente man­i­feste d’abord des com­pé­tences spa­tiales : une file d’at­tente ne s’au­to-organ­ise pas seule­ment d’elle-même. Elle s’ap­puie sur des ressources ou des affor­dances spa­tiales (piliers, bornes, etc.) et des indi­ca­tions nor­ma­tives et insti­tu­tion­nelles qui sont recon­nues par les mem­bres, parce qu’ils ont des com­pé­tences sémi­o­tiques : ils savent recon­naître les signes néces­saires à la for­ma­tion d’une file d’at­tente. Celle-ci s’adapte en per­ma­nence aux con­traintes de l’e­space : elle fait corps avec son envi­ron­nement ; elle occupe les endroits disponibles ; c’est pourquoi elle peut pren­dre des formes par­fois improb­a­bles.

Une file d’at­tente est égale­ment struc­turée de l’in­térieur ; c’est une créa­tion locale : nous avons tous fait l’ex­péri­ence des dou­bles files à l’in­térieur d’une même file où l’une est sub­or­don­née à l’autre. Si les têtes des files sont générale­ment bien struc­turées, l’ar­rière est sou­vent anar­chique et laisse les mem­bres poten­tiels dans un état d’in­cer­ti­tude. Cha­cun des mem­bres est ain­si chargé implicite­ment d’en col­mater les brèch­es et de faire en sorte de la ren­dre vis­i­ble comme telle, pour main­tenir son organ­i­sa­tion.

Un cer­tain nom­bre de règles régis­sent leur exis­tence :

  • on peut en sor­tir un moment en étant rem­placé par quelqu’un (un con­joint, un ami) ou quelque chose (un sac à dos) ;
  • on peut égale­ment organ­is­er des espaces cir­con­scrits à plusieurs et assis, lorsque la file a une tem­po­ral­ité très longue (un vol qui a du retard dans un aéro­port). Dans ces cas, les corps se dis­tribuent dans l’e­space de manière à assur­er l’in­tégrité des mem­bres du micro-groupe et des autres mem­bres de la file et de façon à mon­tr­er qu’ils atten­dent, mal­gré la posi­tion inhab­ituelle dans laque­lle ils se trou­vent.

Mais tout dépend, me sem­ble-t-il, de la taille et du lieu où elle prend forme : je me sou­viens com­bi­en il avait été dif­fi­cile de rejoin­dre un mem­bre de ma famille dans une file d’at­tente fer­mée, qui impo­sait de la suiv­re de tout son long pour retrou­ver une cou­sine.

Les lieux dédiés de l’attente

Ruth Ayaß s’in­téresse ensuite aux lieux de l’at­tente. Elle dis­tingue dif­férents degrés dans sa régu­la­tion, des abribus qui mon­trent implicite­ment com­ment atten­dre, dans quelle posi­tion cor­porelle, com­bi­en de temps, de manière à être vu du con­duc­teur ; dans ces cas, pra­ti­quer l’at­tente publique, c’est se mon­tr­er en train d’at­ten­dre. Dans d’autres cas, la ges­tion se fait grâce à des sup­ports et des doc­u­ments (pub­lic­ités, cartes, brochures sur des présen­toires, etc.) qui peu­vent être savam­ment dis­tribués dans l’e­space pour dis­sémin­er les gens. Ces formes doc­u­men­taires sont sou­vent éduca­tives ou didac­tiques : elles révè­lent qu’il y a des manières d’at­ten­dre plus admis­es que d’autres (on ne trou­ve pas de con­sole de jeux vidéos pour gér­er l’at­tente dans une admin­is­tra­tion publique…).

Mais il existe des ges­tions beau­coup plus explicites, comme les numéros dis­tribués dans les ser­vices admin­is­trat­ifs ou les inscrip­tions sur le sol (“Veuillez atten­dre ici”) : ces espaces ont une valeur per­for­ma­tive ; ils trans­for­ment lit­térale­ment le statut d’une per­son­ne qui, pour béné­fici­er de ses ressources, doit respecter l’assig­na­tion.

Les ressources de l’attente

Avec quoi atten­dons-nous ? Le corps est l’une des ressources de l’at­tente : nous nous inspec­tons beau­coup dans cer­tains moments d’at­tente ; nous nous “toi­let­tons”. Ruth Ayaß ne donne pas vrai­ment d’ex­pli­ca­tions à un tel proces­sus, qui ressem­ble aux gestes auto­cen­trés, pha­tiques : je cherche sans doute dans ces moments à établir un con­tact avec moi-même ; je me rassem­ble.

Les doc­u­ments et les sup­ports sont égale­ment une ressource inépuis­able de l’at­tente. Là encore, toutes les attentes ne répon­dent pas à cette typolo­gie — c’est d’ailleurs la rai­son pour laque­lle l’autrice de l’ar­ti­cle a mul­ti­plié les ter­rains, comme les gares ou les aéro­ports. Dans ces cas, nous pou­vons véri­fi­er plusieurs fois la valid­ité et la présence d’un doc­u­ment, sans par­ler des tableaux d’af­fichages. Ces objets four­nissent des pris­es à l’at­tente : ils per­me­t­tent d’af­firmer une posi­tion cor­porelle atten­tiste et de s’align­er sur l’en­vi­ron­nement spa­tial de l’at­tente. Le but est tou­jours le même : se voir recon­nu en train d’at­ten­dre.

Dans le cadre des bureaux de poste, cette ges­tion est fon­da­men­tale : elle per­met de juguler les mécon­tente­ments, de découper le temps, de l’in­scrire dans une nar­ra­tion. Autre exem­ple per­son­nel, qui me per­met ici d’ap­porter un com­plé­ment aux analy­ses de Ruth Ayaß :  à Dis­ney, tous les espaces et les moments sont occupés par le diver­tisse­ment. Ain­si des files d’at­tente gérées par des per­son­nages du parc, qui vien­nent tromper l’en­nui éventuel des con­som­ma­teurs, en prenant des pho­tos avec eux. L’e­space et le mou­ve­ment sont aus­si des ressources fon­da­men­tales : à l’in­térieur des files d’at­tente, on peut trou­ver des points d’é­tape (sculp­tures, pré­ci­sion du temps restant) qui per­me­t­tent de pro­jeter l’ef­fort, de faire du con­som­ma­teur un acteur de son attente, à laque­lle il con­sent. Il y a des ges­tions de l’at­tente pro­pres aux indus­tries cul­turelles.

Structure de l’attente

L’at­tente est donc une organ­i­sa­tion, aus­si bien externe qu’in­terne : elle a un début, un milieu et une fin, qui est sans doute plus facile à iden­ti­fi­er (quelque chose — l’ar­rivée du bus, d’un ami — met un terme à cet état).

Selon Ruth Ayaß, le début est plus flot­tant : la per­son­ne doit se met­tre en con­di­tion, trou­ver son ter­ri­toire, estimer le temps et, par con­séquent, la bonne stratégie à adopter pour gér­er l’at­tente, notam­ment cor­porelle (s’asseoir et regarder son télé­phone, rester debout et décrire des mou­ve­ments cir­cu­laires).

En fait, nous nous pré­parons à rompre l’at­tente à tout moment, puisqu’elle est ten­due vers un but : toutes les straté­gies trou­vées sont coor­don­nées à des con­traintes tem­porelles, spa­tiales, cor­porelles et sociales. Dans cette tâche, les objets, encore une fois, sont d’une pré­cieuse aide : ain­si du télé­phone qui per­met de “faire boucli­er” ou de faire ter­ri­toire ; il indique que la per­son­ne ne souhaite pas être dérangée ; il lui per­met aus­si de diriger ses yeux sans pos­si­bil­ité de ren­con­tr­er d’autres per­son­nes. Nous pra­tiquons ain­si, dit Ruth Ayaß, des formes de socia­bil­ité “aso­ciale”, momen­tané­ment inter­rompues par des annonces (retard, trains annulés, etc.) au cours desquelles s’ex­pri­ment des sol­i­dar­ités (regards, gémisse­ments col­lec­tifs) qui requièrent un engage­ment par­tiel et min­i­mal.

Conclusion : politique de l’attente

D’un point de vue intel­lectuel, l’ar­ti­cle est pas­sion­nant de bout en bout : la per­spec­tive eth­n­méthologique per­met de don­ner de l’im­por­tance à de petites gestes que la chercheuse déplie pour en expli­quer les modal­ités sociales et l’an­crage spa­tial, insti­tu­tion­nel.

Mais il manque peut-être une dimen­sion poli­tique, voire inter­sec­tion­nelle, à toutes les sit­u­a­tions étudiées. En effet, l’at­tente est un fait social, qui fait l’ob­jet d’une hiérar­chi­sa­tion, comme l’a notam­ment mon­tré Nor­bert Elias dans La Société de cour. Nous n’at­ten­dons pas tous de la même manière mais nous n’avons pas, non plus, accès aux mêmes ressources. Pire : celles qu’on nous offre (livres, écrans, brochures dans les bureaux admin­is­trat­ifs, etc.) ne sont pas adap­tées à tout le monde. On peut même faire l’hy­pothèse que ces ressources et que les aligne­ments soci­aux que nous pro­duisons (les “accounts”, comme dis­ent les eth­nométhodologues) pour mon­tr­er que nous atten­dons de manière adéquate, comme c’est aujour­d’hui le cas en plein coro­n­avirus (pho­tos de Net­flix sur Twit­ter, expres­sion de l’en­nui, etc.), dis­qual­i­fie une par­tie de la pop­u­la­tion (pau­vre, pré­caire, racisée), qu’on accusera vite d’indis­ci­pline, en réac­ti­vant de vieux relents racistes et hégé­moniques, alors qu’elle n’a pas accès aux mêmes ressources et qu’elle ne mobilise peut-être pas les mêmes signes de l’at­tente ; ceux que nous, avantagé.e.s, savons d’au­tant mieux recon­naître comme légitimes que nous avons par­ticipé à leur insti­tu­tion.

Notes   [ + ]

1. Je me suis large­ment inspiré ici d’une dis­cus­sion entre Lau­re Bar­il­las, doc­teure en philoso­phie, et Adèle Van Reeth dans une émis­sion des Chemins de la philoso­phie qui por­tait sur l’at­tente.
2. J’en prof­ite ici pour évo­quer l’ar­ti­cle d’un col­lègue sur l’at­tente, qui mène par ailleurs des travaux impor­tants sur le rap.
3. Harold Garfinkel, “Le pro­gramme de l’ethnométhodologie” dans L’eth­nométhodolo­gie : une soci­olo­gie rad­i­cale, La Décou­verte, 2001. Adresse : https://www.cairn.info/l‑ethnomethodologie–9782707133731-page-31.htm [Con­sulté le : 20 mars 2020].
4. Kimmo Svin­hufvud, “Wait­ing for the cus­tomer: Mul­ti­modal analy­sis of wait­ing in ser­vice encoun­ters”, Jour­nal of Prag­mat­ics, 129, 2018. Adresse : https://researchportal.helsinki.fi/en/publications/waiting-for-the-customer-multimodal-analysis-of-waiting-in-servic [Con­sulté le : 20 mars 2020].