Formes littéraires sur le web (3) présence de l’élégie

Il est mer­veilleux d’être ici” (Rilke)

Innom­brables les thrènes et les épi­taphes dans nos réseaux, nos espaces web (groupes Face­book, thread twit­ter, etc.) ; la recherche uni­ver­si­taire a très bien doc­u­men­té ces pra­tiques de recueille­ment et de pro­lon­ga­tion du lien à tra­vers les signes du mort. De mon côté, j’aimerais de nou­veau attir­er l’at­ten­tion sur le tra­vail de Gra­cia Bej­jani et la manière dont elle investit le genre élé­giaque, mon préféré :

Tout a déjà été dit sur l’élégie1Jean-Michel Maulpoix, Une his­toire de l’élé­gie, Pock­et, 2018 : elle est une ten­ta­tive de res­sai­sisse­ment de soi par la mise en réc­it, une expéri­ence de la perte, une tra­ver­sée des fron­tières, un soin porté à sa douleur et à la fragilité du monde, un éloge de la vie sim­ple, un retour sur les lieux orig­inels de l’en­fance. On trou­ve bien la plu­part de ces élé­ments dans la poésie de Gra­cia, jusqu’à l’é­ty­molo­gie même (“elegeía”, “chant de mort”) qui résonne dans sa voix : l’ar­tic­u­la­tion des signes et des modal­ités expres­sives (texte, son, image) per­met ici de rad­i­calis­er le thrène, d’en retrou­ver la fonc­tion prim­i­tive, délestée des orne­ments. C’est pourquoi on peut dire de cette lit­téra­ture qu’elle est heuris­tique et cona­tive : elle oblige la lit­téra­ture à se sou­venir d’elle-même et à aller jusqu’au bout d’elle-même ; elle la met à l’épreuve dans ce qu’il est pos­si­ble de recon­naître sociale­ment, insti­tu­tion­nelle­ment d’elle-même ; elle l’in­tran­quilise, inter­rompt l’hori­zon d’at­tente des espaces où elle prend forme.

La plu­part des vidéo­gra­phies de Gra­cia Bej­jani relève de la “nar­ra­tion décen­trée”, telle qu’on peut la trou­ver dans les films de Térence Malik : le dire ne coïn­cide pas ce qui est mon­tré (l’osten­sif) ; il y a une scis­sion entre l’énon­cé et la référence ; ce(lle) qui par­le est dans un état flot­tant, hyp­no­tique, un peu absent à elle-même et aux images qui nous regar­dent plus que nous les regar­dons — mais n’est-ce pas la seule réponse pos­si­ble à un monde à ce point soumis au devenir, à la fini­tude ?

En artic­u­lant tex­te/voix/im­age-mou­ve­ment, Gra­cia ques­tionne sa pro­pre présence mais égale­ment celle du mort, qui fuit : “puis le réveil, solen­nel retour à ta mort”. Nos sociétés ont inven­té des ordres de réal­ité (veille/sommeil) qui sem­blent étanch­es, coupés les uns des autres, comme si l’e­space de com­mu­ni­ca­tion avec nos morts devait et pou­vait être cir­con­scrit. La poésie, au con­traire — puisqu’elle admet la mort — en recherche le “vrai lieu”, c’est-à-dire l’en­tremêle­ment : où se trou­ve le mort ? Com­ment appa­raît-il ? Sous quelles formes ? La voix et l’im­age-mou­ve­ment, sou­vent répéti­tives et con­tin­ues chez Gra­cia Bej­jani (cela tient égale­ment à des ques­tions de ressources, de tem­po­ral­ité et de montage2Il n’y a pas de coïn­ci­dence stricte entre la pro­duc­tion des textes et des vidéos. Gra­cia filme sans arrêt, tourne des séquences, sans penser à un texte pré­cis, qui en épouserait par­faite­ment la forme et la longueur. Je ren­voie ici à nos innom­brables, douces et ami­cales dis­cus­sions sur Face­book.), sont l’an­crage de l’er­rance : l’altéra­tion, la recherche sont pos­si­bles, parce que rien, ou si peu, ne bouge. Mais pen­dant ce temps, les ordres de réal­ité ne cessent de pass­er, de s’é­couler les uns dans les autres ; un plan se fond dans un autre ; la nuit se répète à l’in­fi­ni. Si le thrène est capa­ble d’une vérité, c’est alors de celle-ci : comme tout procès méta­mor­phique, c’est un com­pro­mis entre devenirs, entre incar­na­tion et excar­na­tion ; c’est un petit théâtre où vie et mort hési­tent dans une forme éphémère qui “n’en finit pas”.

C’est sans doute par fidél­ité aux morts et à leur présence, pour les veiller, que la poète se tient ain­si à la fron­tière des gen­res et des ordres ; au seuil des mon­des.

Notes   [ + ]

1. Jean-Michel Maulpoix, Une his­toire de l’élé­gie, Pock­et, 2018
2. Il n’y a pas de coïn­ci­dence stricte entre la pro­duc­tion des textes et des vidéos. Gra­cia filme sans arrêt, tourne des séquences, sans penser à un texte pré­cis, qui en épouserait par­faite­ment la forme et la longueur. Je ren­voie ici à nos innom­brables, douces et ami­cales dis­cus­sions sur Face­book.