Le livre ne m’intéresse pas et ne m’a jamais intéressé : si je travaille sur sa matérialité et sa fabrication sociale, c’est uniquement pour comprendre — je le réalise aujourd’hui — par quels processus nous en venons à indexer sous son appellation des formes inconnues, hétérogènes, qui échappent a priori à son empire.
Je m’intéresserai donc plutôt à la naturalisation, à la normalisation des formes éditoriales /littéraires du web, c’est-à-dire à la manière dont elles sont ramenées progressivement dans la frange de ce que nous pouvons reconnaître comme étant ceci ou cela. Un tel processus est définitionnel : il consiste à étendre territorialement un mot pour annexer sous son régime des réalités kaléidoscopiques.
on s’irrite de voir se substituer aux œuvres dites littéraires une masse toujours plus grande de textes qui, sous le nom de documents, témoignages, paroles presque brutes, semblent ignorer toute intention de littérature. On dit : cela n’a rien à voir avec la création des choses de l’art […]. Qu’en sait-on ? Que sait-on de cette approche, même manquée, d’une région qui échappe aux prises de la culture ordinaire ? Pourquoi cette parole anonyme, sans auteur, qui ne prend pas forme de livres, qui passe et désire passer, ne nous avertirait-elle pas de quelque chose d’important dont ce qu’on appelle littérature voudrait aussi nous parler ? (Blanchot, Le Livre à venir, Paris, Gallimard, 1986, p. 271)
Le passage de la définition (“qu’est-ce qu’un livre ?”) aux pratiques définitionnelles (comment le livre est-il défini par X dans telle situation ?) est un geste fondamental, inauguré par Wittgenstein : il est illusoire de vouloir trouver la substance (le livre, la littérature) en dehors des actes langagiers (“livre enrichi”, “livre augmenté”, “littérature numérique”, etc.) qui l’instituent comme substance à partir de laquelle nous commençons à la définir. Autrement dit :
- nous procédons à l’envers en confondant le nom et la substance : ainsi, nous pensons que toutes ces formes hétérogènes (“livre enrichi”, “livre augmenté”, “livre pour enfants”, etc.) doivent avoir une réalité semblable (le livre) puisqu’elles sont appelées de la même façon alors même que nous les avons nommées ainsi pour les trouver sous cette forme ;
- en cherchant une définition, nous ne faisons que documenter la manière dont nous nous y prenons pour y arriver ;
- un livre n’est rien d’autre que ce que nous appelons “livre” dans une situation donnée, à partir de nos prismes langagiers.
Dans cette perspective, son étude consiste à identifier (Wittgenstein) :
- ses “airs de famille”, soit les occurrences d’un même type (le mot “livre” dans tel article journalistique ou dans tel colloque scientifique, etc.) pour repérer des parentés éventuelles, des ressemblances, des luttes fratricides ou des alliances fraternelles et non plus une identité invariable ;
- ses “jeux de langage”, c’est-à-dire les pratiques propres à une communauté discursive (les chercheurs, les journalistes, et.) qui se saisit différemment de chacun de ces airs de famille pour les requalifier selon ses prismes ;
- ses “formes de vie”, soit les prismes institutionnels, cognitifs, normatifs, sociaux de chacun de ces “jeux de langage” qui informent la manière dont elles se saisissent des “airs de langage”, les travaillent, en font un miroir de ses activités discursives.
Toute l’histoire des formes inédites est travaillée par cette tension ou ce chassé-croisé définitionnel entre les cadres instituants — indispensables à leur lisibilité sociale (“ceci est de la littérature”, “ceci est un livre”) — et leur renouvellement nécessaire qui interroge salutairement jusqu’à notre possibilité de les reconnaître sous un régime ou sous un autre.